Jean H. Robin : des oméga 3, des poissons et des hommes

Turbot, dorade, bar, trois espèces emblématiques autour desquelles l’Ifremer a bâti son expertise en production de juvéniles pour l’aquaculture. Jean Robin y a contribué depuis son arrivée à Brest, en 1978, se concentrant sur la nutrition et plus précisément sur « le gras », aime-t-il à dire. Il trace les contours d’un travail de recherche qui l’a passionné par certains aspects, agacé par d’autres.

Jean Robin a connu les années fastes de l’aquaculture, du temps où elle était une des grandes missions du Centre national pour l’exploitation des océans (Cnexo). De fait, les investissements de recherche ont permis à la France de devenir un grand producteur d’alevins. Mais la plus grande part est exportée et termine sa croissance dans d’autres pays. L’aquaculture n’a pas pris en France, et pourtant il est certain que les ressources sauvages ne suffiront pas à faire face à la demande croissante en produits de la mer dans l’hexagone et dans le monde. Au moment de partir à la retraite, Jean Robin invite à revitaliser la recherche en aquaculture, notamment pour pouvoir se passer au maximum de farines de poisson dans l’alimentation du poisson d’élevage sans nuire à ses qualités nutritives. Sans se faire beaucoup d’illusions.

Des mollusques…

Jean Robin a grandi à Pantin, au nord-est de Paris, mais ne s’est jamais trop senti citadin. Attiré par la biologie, caressant l’idée d’aller vers l’océan, il a saisi au vol l’opportunité de faire une thèse à l’Ile-Tudy. Cette petite presqu’île située au sud de Quimper abritait une station du Cnexo, fermée en 1982. Au moment de l’arrivée de Jean Robin, en 1972, l’étang appartenait à un ostréiculteur, qui en louait une partie au Cnexo. Le sujet de la thèse portait sur le suivi de croissance des mollusques. « A côté des méthodes classiques, nous en essayions de nouvelles, comme les cultures en suspendu. Et nous faisions un premier suivi écologique de l’élevage. Je crois que j’avais déjà le souci de ne pas me contenter de comparer, de relever les différences, mais de comprendre comment elles s’opèrent. » Une fois la thèse bouclée, Jean Robin enchaîne avec le service militaire, effectué dans le cadre du Cnexo, comme de nombreux jeunes chercheurs de ces années-là. Il est envoyé à Tahiti et passe à la bactériologie des élevages de crevette. A son retour en métropole, en 1978, il intègre définitivement le Cnexo, à Brest.

… aux algues et rotifères

C’est donc la grande époque de l’aquaculture, dont on rêvait qu’elle nourrisse la planète. Quand Jean Robin a rejoint l’équipe, les questions initiales de survie, de reproduction et de croissance des poissons marins en captivité étaient primordiales, mais au moins pour quelques espèces, comme le bar, les cheptels produits étaient suffisants pour expérimenter. Les chercheurs ont progressivement affiné leurs questions. A l’inverse des salmonidés, les larves de poissons marins sont de très petite taille et ont peu de réserves internes pour assurer leur développement. L’éleveur doit donc être capable d’assurer une alimentation exogène, quelques jours à peine après l’éclosion. Il est apparu rapidement capital de fournir aux larves une quantité suffisante d’acides gras longs poly-insaturés (AGLPI), au premier rang desquels les fameux oméga 3, qui sont indispensables à leur développement. Les poissons sont en effet incapables de les synthétiser. Il faut donc veiller à ce que les minuscules animaux dont sont nourries les larves, les proies vivantes, d’abord rotifères puis artémies, soient assez riches en acides gras longs poly-insaturés. « Au départ, je travaillais sur la culture des algues dont on nourrissait les proies vivantes. La production d’algues alourdissant le système, nous avons décidé de passer à une alimentation plus simple, à savoir des levures commerciales. Et là, j’ai travaillé pendant quelques années à l’enrichissement en AGLPI de la nourriture apportée aux proies vivantes. » Dès ces années-là, Jean Robin entreprend ainsi d’étudier l’influence de l’alimentation des rotifères et artémies sur la composition des larves de poisson. « Nous ne nous contentions pas d’observer les différences et commencions à travailler avec des effets dose/réponse », explique-t-il.

S’affranchir des proies vivantes

La difficulté de la pisciculture marine tient en grande partie à la très petite taille des larves. Il faut un à deux mois, selon les espèces, pour qu’elles atteignent les dimensions d’un salmonidé à l’éclosion. A ce stade de croissance, les juvéniles peuvent enfin être nourris avec des aliments composés. C’est la délicate phase du sevrage, au cours de laquelle il faut substituer aux proies vivantes une autre alimentation. Un sevrage précoce est d’ailleurs dans l’intérêt de l’éleveur, les prix des rotifères et des œufs d’artémies étant élevés. Dans les années 90, il est ensuite devenu possible de nourrir les larves avec des aliments inertes dès le début ; il n’était donc plus nécessaire de travailler sur les proies vivantes.

Les juvéniles   

Dans ces années 90, il a fallu commencer à prendre en compte l’évolution prévisible des aliments des juvéniles. Jean Robin s’occupait de la partie lipides. Tant que l’aliment reposait sur des huiles et farines de poisson, la question était relativement simple. Mais très vite, la surexploitation des stocks de pêche et la hausse des cours mondiaux de ces produits ont amené les chercheurs à mettre au point des aliments à base d’huiles végétales, bien moins riches en acides gras essentiels. La question « du bon gras » devient cruciale. « Nous avons trouvé ce qui est devenu totalement banal, à savoir que la composition de l’aliment modifie celle du poisson. Nous avons aussi été les premiers à tester ce qu’on appelle l’aliment de finition : les poissons sont nourris pendant un certain temps avec des huiles végétales, puis on retourne à un aliment d’origine marine pour récupérer la composition du poisson final. »

A contre-courant

C’est là que Jean Robin a connu « un petit tournant », confie-t-il. Il imagine de se lancer dans des travaux de modélisation pour voir comment la composition du poisson évolue dans le temps en fonction de l’aliment. L’objectif est d’estimer en combien de temps le poisson peut retrouver un bon ratio entre AGLPI et autres lipides, avec un aliment de finition. « C’était des calculs assez simples dans leur principe, mais appliqués à de grandes quantités de données : regarder comment la composition du poisson, un mélange de vingt-cinq acides gras, évolue quand il est dilué par un nouveau mélange des mêmes acides gras en proportion différente, apportés par un aliment . C’est vraiment du calcul de bilan. » Au passage, Jean Robin a la satisfaction de démonter une idée reçue qui lui avait toujours paru douteuse. La littérature spécialisée véhiculait la thèse de l’incorporation préférentielle, qui veut que le poisson préserve en priorité les bons acides gras, ceux qui font son intérêt sur le plan nutritionnel. « C’est vrai pour tout ce qui est membranes, dont la fluidité dépend de la qualité en acides gras des phospholipides, mais pour la grande masse des lipides, c’est totalement dépendant de la quantité délivrée. Moins le poisson est gras, plus le rapport entre phospholipides et lipides neutres avantage la proportion en oméga 3 intéressants. Mais en quantité, un poisson gras est plus riche en oméga 3 qu’un poisson peu gras. Le problème, c’est que les laboratoires de recherche fondamentale travaillent beaucoup in vitro. Dans les conditions normales d’élevage, le fonctionnement physiologique n’est pas le même », résume le chercheur. Il n’est pas fâché d’assener ainsi un petit coup de griffe aux prestigieux instituts de recherche fondamentale et de redorer le blason de la recherche appliquée, souvent jugée moins noble. « On se sent un peu petit face à leurs grandes équipes, et puis on s’aperçoit que ce n’est pas toujours justifié. En prenant des choses relativement simples, la recherche appliquée peut finalement obtenir des résultats plus justes. »

Publier à bon escient

Sa publication sur le sujet, parue en 2007, repose sur un contrôle des données particulièrement rigoureux. « Quand on va contre un courant dominant, il faut un argumentaire très solide. » Jean Robin est d’ailleurs effaré par la façon dont beaucoup de chercheurs interprètent leurs résultats. « J’ai un sens du chiffre, un sens logique, qui m’amène à voir tout de suite ce qui ne colle pas. J’ai vu passer en tant que reviewer des publications présentant des aberrations incroyables. Cela m’a fait prendre du recul par rapport à la façon dont avance la science. » Dans la course au nombre de publications, pressés « d’améliorer l’efficacité de la recherche », scientifiques et reviewers ne prennent pas toujours le temps de vérifier les données. Une dérive dans laquelle Jean Robin a veillé à ne pas verser. « La quantité d’articles qui sortent sur mon sujet de travail est faramineuse. Il est impossible de suivre. Et au demeurant, beaucoup ne servent à rien ! », rit-il.

La paillasse

S’il est une période que Jean Robin s’empresse d’oublier, c’est celle au cours de laquelle il était chef du laboratoire de nutrition. « Participer à monter l’unité mixte de recherche avec l’Inra, qui a vu le jour en 1993, c’était intéressant. Mais la partie administrative, les rapports, servir d’arbitre dans l’équipe… c’était profondément ennuyeux. Dès que j’ai pu, je suis retourné à la paillasse. » La paillasse a pris une place croissante dans son activité au cours des années 80 par rapport au travail lié à l’élevage lui-même. Dans les débuts de l’aquaculture, les chercheurs s’intéressaient à des critères relativement simples de survie et de croissance qui exigeaient plus de zootechnie que de travail de laboratoire. Il fallait des équipements importants en termes de bassins. « Aujourd’hui, un même poisson est étudié par chaque chercheur sous un angle différent. Chacun en prend un morceau et l’analyse dans son coin. On fait moins d’élevages, mais mieux suivis avec plus de critères d’évaluation. » Effectivement, le hall d’aquaculture paraît bien vide aujourd’hui. On est loin de l’empilement de bacs que Jean Robin a découvert en arrivant au centre ! Les conditions de sécurité étaient au demeurant assez sommaires, les fuites d’eau chroniques et les fils électriques, jamais bien loin… Si la diminution du nombre de bassins ne pose pas problème, la suppression du môle d’aquaculture semble regrettable. C’est là qu’étaient placés les poissons de grande taille. « S’intéresser à la qualité des poissons pour les consommateurs suppose d’étudier la chair d’animaux de taille commerciale. Un gros poisson a tendance à stocker plus de lipides. En même temps, ses besoins diminuent, car il a relativement moins de matière à fabriquer qu’un poisson jeune. Or nous n’avons plus les moyens de faire des analyses sur des poissons de cette taille. »

Le poisson à deux vitesses ?

Les changements de priorité de recherche sont passés par là. L’aquaculture n’est plus à la mode. « Mais on y repart », estime Jean Robin. Face à l’épuisement des ressources sauvages, il faudra bien compter sur l’élevage pour fournir les produits marins qui apportent à la majorité de l’humanité sa ration en protéines. Il faudra bien aussi arriver à se passer de farines de poisson… « Le poisson nourri avec des aliments d’origine végétale ne sera pas moins riche en protéines. En revanche, il apportera moins d’oméga 3. Il faut arriver à optimiser, obtenir la meilleure qualité possible en donnant le moins possible d’aliments marins. » Parmi les pistes de recherche se trouvent l’aliment de finition, ou la sélection de poissons qui transforment plus efficacement les oméga 3. « L’orientation que je crains, c’est d’avoir le poisson cher de qualité et le poisson bon marché pauvre sur le plan nutritionnel. » Et si la solution, c’était la capsule d’oméga 3 ? Car de toute façon, une faible partie des bons acides gras alimentaires se loge dans le muscle, la partie consommée du poisson… C’est un peu une boutade, mais c’est aussi pour Jean Robin une manière de secouer une autre idée reçue, celle de la supériorité du poisson sauvage sur le poisson d’élevage.

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