Jacky Dupont et les machines infernales

Son métier, c’est la mécanique. Son outil de prédilection, c’est le crayon. Pour répondre aux besoins des scientifiques de l’Ifremer, Jacky Dupont a imaginé, dessiné, fabriqué et testé en mer quantité de machines et d’instruments. Visite commentée du bureau d’études et de l’atelier, agrémentée de quelques plaisantes aventures mécaniques.

Il est de ceux qui s’entourent d’un certain désordre pour mieux faire germer leurs idées. Et des idées, il a dû en avoir, pour concevoir des outils qui conviennent aux projets de recherche les plus divers ! Jacky Dupont, responsable depuis quinze ans de l’atelier de mécanique, toujours rattaché au bureau d’études du centre de Brest de l’Ifremer, a travaillé « avec à peu près tout le monde », dit-il. Son expérience et le flair qu’il a acquis avec le temps lui valent d’être souvent sollicité par qui a un problème technique à résoudre.

La mer, oui, mais pas l’eau !

La mer, il a grandi avec, mais à distance raisonnable. A Cherbourg, dont il est originaire, elle le cernait de tous les côtés, « à part un pour sortir », plaisante-t-il. Jacky Dupont ne se cache pas de détester l’eau, d’avoir même peur de l’eau. « C’est bizarre d’avoir travaillé pour l’eau pendant trente ans sans aimer ça… Les gens sont toujours surpris de voir que je ne me baigne pas, même dans les coins où elle est chaude ! » Comment donc a-t-il atterri à l’Ifremer, ou plutôt au Centre national pour l’exploitation des océans, où il était destiné à aller régulièrement en mer ? En vérité, s’il aimait bien la mécanique, il ne se voyait pas dans l’industrie. Aussi quand il découvre, au détour de sa formation à l’Institut universitaire de technologie de Brest, l’existence d’un centre de recherche en océanographie, il se montre aussitôt intéressé. Il fait la connaissance de Michel Gauthier, alors responsable de la Technologie, qui promet de lui faire signe lorsqu’un poste s’ouvrira. En attendant, ses études finies, Jacky Dupont gagne sa vie en faisant dans le dessin de chaufferies industrielles, puis dans la… piscine.

Mettre en place les moyens d’essai

Le coup de téléphone attendu arrive enfin, et le jeune homme se présente au Cnexo le premier août 1973. Coïncidence amusante, il retrouve au poste de garde un camarade de l’IUT, Albert Deuff, embauché le même jour pour renforcer l’équipe du bureau d’études. Tous deux découvrent un centre en plein chantier. « Le bassin d’essais, le hall d’essais étaient en construction. Dans un premier temps, on a beaucoup travaillé à mettre de l’instrumentation en place pour les essais, comme les caissons hyperbares ou le chariot de courantométrie. Nous faisions les plans puis le montage des instruments. » Ces années de développement des moyens d’essais ont vu rapidement grossir les effectifs du centre, en technologie comme dans les différents domaines de recherche. Jacky Dupont évoque une grande salle pleine de planches à dessin réservée au bureau d’études dans le bâtiment 710 (qui héberge aujourd’hui l’Institut de recherche pour le développement), « le repère des syndicalistes, certains n’osaient pas y mettre les pieds ! ».

Cerner le problème

Avant de plancher sur un instrument, il faut au préalable comprendre précisément le besoin du commanditaire. « Essayer de faire dire aux chercheurs ce qu’ils voulaient n’était pas toujours simple ! C’était à nous de poser des questions, de creuser suffisamment pour envisager des solutions qui leur aillent. » Le projeteur peut alors passer au dessin, puis présenter les plans aux chercheurs. « Les plans ne leur parlaient pas beaucoup, parce que ça n’était pas leur formation. » Les choses se sont améliorées avec le temps. Le passage à la conception assistée par ordinateur (CAO) a permis de montrer des images en trois dimensions de l’instrument imaginé. Et à force de développer du matériel et de le faire fonctionner, les scientifiques ont fini par mieux se familiariser avec l’instrumentation. L’expérience à la mer s’est également révélée primordiale. D’une part, elle permet de rapprocher les équipes scientifique et technologique, comme l’explique Jacky Dupont : « Dans les cas difficiles, il y a de la coopération. Quand on ne prend pas les gens de travers, ça se passe bien ! » Aller en mer amène aussi à tenir compte des difficultés de mise en œuvre d’un engin sur un bateau. Des opérations très faciles à terre peuvent se révéler extrêmement pénibles en mer. Le mal de mer fait perdre beaucoup de ses facultés, surtout quand la mission est trop courte pour laisser le temps de s’habituer aux mouvements du bateau. On apprend à concevoir en fonction de cette contrainte. Il faut également faire face aux inévitables imprévus. La récupération des engins mis à la mer, par exemple, ne se passe pas toujours comme cela avait été imaginé. Jacky Dupont se souvient ainsi d’un « souci » avec le treuil sous-marin de la navette Nadia. « Ce treuil permettait de faire descendre et remonter les sondes de mesure à l’intérieur du forage réalisé dans la croûte terrestre. Nous pouvions descendre jusqu’à 1.200 mètres dans le forage. Un problème sur l’enroulement du treuil a fait que le câble c’est enroulé et coincé entre les joues du treuil et son bâti jusqu’à ce que le moteur cale. Il a fallu y aller à la tronçonneuse pour dégager le câble, puis remettre le treuil en état de marche, remplacer le câble avec des moyens de fortune… Pendant quelques jours, ça a été pénible. »

Le tournant de la CAO

Si la conception assistée par ordinateur a facilité la communication entre dessinateurs et chercheurs, elle a surtout constitué un virage majeur. « Il a fallu choisir, résume Jacky Dupont, entre s’y mettre ou changer de métier. » Un choix difficile, parce que l’équipe du bureau d’études n’était pas formée a cela. « Nous ne sommes pas nés avec un joystick dans les mains ! » Certains ont décidé de faire autre chose. Ceux qui sont restés n’avaient dans les premiers temps qu’un ordinateur pour quatre, qu’ils se partageaient à travers un planning de réservation. « C’était encore cher à l’époque. D’autant que nous avions acheté une super bête de compète, seize mégahertz et trois kilos de mémoire ! », s’amuse-t-il. Le démarrage a été laborieux, mais le résultat très positif. Le dessinateur évoque un logiciel très convivial, qui aboutit à des représentations graphiques « super jolies ». Il souligne néanmoins que le passage à l’informatique a entraîné une atomisation du travail. Là où les planches à dessin permettaient à chaque projeteur du bureau d’études de voir ce que faisaient les autres, éventuellement de suggérer une modification, la CAO place chacun en tête-à-tête avec son écran. Or un logiciel de dessin ne remplace pas un regard extérieur : « Cela ne le gêne pas de faire des engins irréalisables, des trous carrés au milieu d’une pièce qui ne débouchent sur rien ! », plaisante-t-il. L’autre inconvénient de la conception assistée par ordinateur est l’évolution rapide des logiciels, qui rend inutilisables des archives enregistrées dans un format désormais inconvertible. Cela aboutit à des situations où il est parfois nécessaire de redessiner les plans d’après l’instrument…

Le traumatisme de la perte d’engin

Le projeteur conçoit un modèle selon les besoins des scientifiques mais aussi en fonction du budget que ceux-ci peuvent consacrer au projet. Tous ne sont d’ailleurs pas logés à la même enseigne : « Certains, je ne sais pas pourquoi, n’ont jamais le sou, c’est toujours trop cher pour eux ! » Ce qui oblige à imaginer des solutions plus basiques et plus économiques. D’autres départements se trouvent mieux dotés et se prêtent à une plus grande sophistication technique. Certains instruments sont au demeurant très coûteux. Cela explique que la perte d’un engin en mer soit vécue comme un événement véritablement traumatisant. Heureusement, c’est assez rare. « Nous avons perdu un respiromètre, un appareil qui faisait des prélèvements d’eau à l’intérieur de trois cloches hermétiques jusqu’à 6.000 mètres de profondeur. Il était opérationnel, mais un jour il n’est pas remonté. Un appareil qui valait plusieurs milliers d’euros ! Nous avons aussi perdu un carottier, au large de Nice, dans une zone très vallonnée, en période d’essai. Nous avons essayé d’aller le chercher avec Cyana, en vain. C’est perturbant, parce qu’il est impossible de savoir pourquoi il n’est pas remonté », regrette Jacky Dupont.

Du sophistiqué…

Il cite quelques projets technologiques importants et bien financés auxquels il a contribué. Le module de prélèvement du Victor 6000, par exemple, un robot téléopéré de grande profondeur, c’est lui qui l’a dessiné. « Cela m’a occupé pas mal de temps parce qu’il porte beaucoup d’appareils de prise d’échantillons, avec un challenge poids difficile à tenir. » Le projet de navette de diagraphie Nadia, destinée à réoccuper un puits des années après son forage pour y faire des mesures, l’a également bien occupé. Outre le treuil, il avait en charge les plans de la sphère qui renfermait l’électronique et une partie des batteries. Les campagnes de test et de mise en œuvre de Nadia sont d’ailleurs les plus longues que Jacky Dupont ait faites. Cela s’explique par le fait que le département de technologie a toujours gardé la maîtrise de l’utilisation de la navette, contrairement aux autres instruments qui étaient transférés aux scientifiques une fois la phase de test achevée. Avec éventuellement, une formation à la clé. Pour Nadia, la campagne Faré de 1988, puis la campagne Dianaut, notamment, ont duré trente-cinq jours. « C’était la limite du bateau, le cuisinier a commencé à se faire des cheveux blancs passé trente jours parce que ses caves étaient vides ! » Nadia lui a également valu quelques plongées en sous-marin à bord du Nautile, à la fois impressionnantes et passionnantes. Son rôle était d’expliquer au pilote la manœuvre à faire pour connecter le sous-marin à la navette. « Ils avaient peur de casser le bras du Nautile, parce que Nadia faisait près de dix tonnes ! Cela n’est pas arrivé. En revanche, la connexion n’était pas toujours facile à opérer. Le pilote n’y arrivait pas toujours du premier coup et quelquefois, plusieurs tentatives étaient nécessaires », résume-t-il.

… à la débrouille

A côté de ces projets technologiques médiatiques, Jacky Dupont a eu à se pencher sur des choses plus farfelues. Celle qui lui vient spontanément à l’esprit est liée à l’idée de Hervé Troadec d’injecter un marqueur à des empereurs, afin de déterminer la durée de renouvellement du stock, et d’en déduire des recommandations de prélèvement pour les pêcheurs. C’était un des objectifs de la campagne Observhal de 1998. Il fallait faire ça au fond, à partir du Nautile, parce que les différences de pression empêchent de remonter vivants des poissons qui vivent à 1.500 mètres de profondeur. « Quand le problème nous a été soumis, nous avons été bien embarrassés, s’amuse-t-il. Premier point, attraper le poisson… pas simple ! On a essayé différentes épuisettes, ça a plus ou moins bien marché. Deuxième point, lui injecter le marqueur à quelques centimètres de l’otolithe. Très bien, mais mieux valait l’endormir avant pour qu’il ne bouge pas trop et que le bras du Nautile pique au bon endroit ! Alors nous avons imaginé de le placer dans une espèce de cloche qui diffusait un soporifique. Et pour faire la piqûre, nous avons fabriqué une table d’opération, dans le panier du sous-marin, avec une espèce de trampoline sur lequel le poisson endormi était posé. Avec le bras du Nautile, le pilote appuyait sur le poisson. Cette action enfonçait l’aiguille d’injection au bon endroit et la dose de traceur était délivrée. » L’injection faite, l’animal était placé dans une cage, dans laquelle les scientifiques espéraient qu’il demeure en vie jusqu’à leur retour, quelques mois plus tard. Cette expérience improbable a permis de confirmer les hypothèses de durée de vie de l’empereur, mais que de tâtonnements techniques pour y parvenir ! Fort heureusement, seuls six spécimens ont ainsi été marqués…Un vrai régal pour les pilotes du sous-marin.

Jacky Dupont évoque un de ses derniers projets peu communs, pour le compte cette fois d’un thésard du littoral, Olivier Blanpain, et pour le CERN. Le jeune chercheur a imaginé un engin capable de prendre des images de décollement de sédiments au fond des courants : une espèce de demi-socle de charrue qui s’enfonce dans le sol grâce à un guindeau marinisé, un objet pendulaire équipé d’une vitre et au-dessus, une caméra, ce qui permet d’observer comment le sédiment se décolle selon les courants. « C’est une de ces machines un peu bizarres, une de ces solutions pas très élégantes mais qui marchent et ne coûtent pas trop cher », résume-t-il. Toujours en phase de test et d’optimisation, Dyspi (Dynamic Sediment Profile Imagerie) devrait prochainement être disponible pour la communauté scientifique.

Les images du Titanic 

Jacky Dupont confie avoir été extrêmement marqué par une mission sur le Titanic. Avec un électronicien, Bernard Leduc, il avait travaillé sur la transmission d’images par acoustique. Lui s’occupait de la partie mécanique du système. Le duo avait réussi à se faire accepter à bord pour procéder au test, à la faveur d’une campagne de préparation de l’émission télévisée en direct sur l’épave du paquebot, en 1998. L’appareillage avait été placé sur le Nautile, avec une caméra et une tête acoustique. Les photos étaient numérisées sur le fond et transmises par acoustique jusqu’au bateau, où les deux hommes les récupéraient. « Avec les calculateurs de l’époque, il fallait plusieurs minutes pour traiter chaque image, mais quelle expérience ! Nous découvrions les photos du Titanic en étant placés juste au-dessus, nous assistions aussi à la remontée des objets récupérés par le Nautile . Tout en songeant au drame qui avait eu lieu… »

Vers la sous-traitance

Sans jamais s’éloigner de la mécanique, il n’a ainsi jamais fait deux fois la même chose. Depuis qu’il a pris la responsabilité de l’atelier, il fait davantage de suivi de fabrication, mais il continue de concevoir des outils. Il a aussi été amené à contrôler régulièrement le travail de sous-traitance, auquel il est de plus en plus souvent fait appel. Les effectifs du bureau d’étude et de l’atelier se sont considérablement réduits, parallèlement au choix de privilégier la sous-traitance de conception. Une orientation dont Jacky Dupont n’est pas convaincu de la pertinence : « Nous passons beaucoup de temps à expliquer le projet, à tel point que nous faisons souvent un avant-projet pour être sûrs d’avoir ce qu’on désire. Sous-traiter la fabrication est plus simple, mais pas le montage ni les essais. » Les sous-traitants ne sont pas équipés pour tester les enceintes résistantes à la pression, ce qui a occasionné quelques moments d’angoisse à l’équipe de l’atelier. Au cours d’un essai d’une enceinte en plexiglas en pression intérieure, les mécaniciens se sont prudemment rabattus dans une autre pièce. Cette enceinte n’inspirait pas confiance… Ils ont arrêté l’expérience, constatant une déformation importante, symptôme d’une erreur de calcul. « On a quand même un nez qui fonctionne », conclut Jacky.

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