Jacques Legrand, un homme d'interface

Assembler les composantes d’un système et faire en sorte que ce système fonctionne, tel a été le fil conducteur de la carrière de Jacques Legrand à l’Ifremer. Essentiellement en tant qu’ingénieur du département brestois chargé des développements technologiques, puis dans une fonction de coordination, celle de responsable du programme d’océanographie côtière opérationnelle. Récit d’une expérience maritime inespérée.

Jacques Legrand est brestois, d’une famille qui n’était pas impliquée professionnellement dans la mer. Fils d’un professeur de dessin industriel, il s’est assez naturellement intéressé à la mécanique. Cet intérêt l’a conduit à l’école d’ingénieurs de Strasbourg, à l’abri des embruns… En réalité, il n’osait espérer pouvoir exercer un jour son métier en lien avec le monde maritime. C’était pour lui « un rêve difficilement accessible » ; toutes ses vacances d’enfants, ses activités sportives d’adolescent étaient tournées vers la mer, mais les débouchés, à l’époque, étaient rares dans ce domaine et à ce niveau. Et ce rêve est devenu réalité : l’exploitation des algues, l’instrumentation océanographique, les systèmes instrumentaux pour les géosciences marines puis pour la physique et l’environnement et enfin les systèmes d’information pour l’océanographie côtière opérationnelle, autant de projets qui ont passionné l’ingénieur et comblé l’amoureux de la mer.

La dernière mission

Au cours de ses dernières années d’activité, Jacques Legrand a pourtant pris du recul par rapport à la technique. En 2004, année de transition vers l’actuelle structure de l’Ifremer en programmes et projets, il a pris la responsabilité du programme Novascot, qui portait sur l’instrumentation pour l’environnement côtier. Un an plus tard, le nombre de programmes est ramené de trente à seize. Le programme d’océanographie côtière opérationnelle est né à ce moment-là, par la réunion de l’instrumentation et de la modélisation, afin d’élaborer un système d’information et de prévision dédié au côtier. Jacques Legrand en a pris la responsabilité. Il a assuré la définition des objectifs, porté les dossiers de demande de subvention, coordonné les relations avec les très nombreux acteurs du côtier, discuté avec les représentants de l’Etat et de la région. « J’étais un peu anxieux au départ, confie-t-il, parce que l’enjeu était important. Nous avions l’image du groupement d’intérêt public Mercartor, basé à Toulouse, qui avait mis en place, pour l’océan global, l’équivalent du service que nous devions faire pour le côtier : associer observations spatiales, mesures in situ et modélisation pour faire de la prévision. L’idée était d’aller vers une météo de la mer qui soit utile aux nombreux utilisateurs des espaces côtiers. Tout cela se concrétise, notamment avec Prévimer, et un fort engagement de la région Bretagne. Reste maintenant à pérenniser le service et à en développer les applications en incitant et en favorisant les initiatives commerciales. »

En parallèle, depuis la mi-2005, Jacques Legrand s’est impliqué dans la rédaction du dossier de proposition puis dans l’organisation du pôle de compétitivité Mer Bretagne. Il assure la co-responsabilité de l’animation du thème environnement côtier et génie océanique. « Cette activité, confie-t-il, est pour moi l’occasion de rencontrer et de travailler directement avec des représentants des PME du domaine de l’environnement et de l’instrumentation. C’est, d’une certaine manière, combler un manque : celui de ne pas avoir eu l’occasion de passer une partie de ma vie professionnelle dans le secteur privé. Je reste convaincu qu’une expérience dans le privé ne peut être que bénéfique pour mieux comprendre les contraintes de ce secteur qui reste le vrai créateur de richesses… et d’emplois. »

Les bouées Marel

Jacques Legrand a commencé à s’intéresser aux problématiques du côtier dans la deuxième moitié des années 90, après deux décennies consacrées à la technologie pour le large et le profond. Ce changement s’était opéré à la faveur du projet Marel (Mesures automatisées en réseau pour le littoral). La prise de conscience de la dégradation de la qualité des eaux littorales et la nécessité de multiplier les mesures dans cet environnement difficile avaient amené les scientifiques à vouloir mettre le milieu côtier sous monitoring. «§L’amélioration des matériaux et des techniques de protection contre le biofouling, des systèmes de stockage des données et de production d’énergie permettait de maintenir des systèmes de mesure dans l’eau plusieurs mois sans intervention humaine. » La bouée Marel a été conçue pour suivre en temps réel et à haute fréquence les effets directs et indirects des activités humaines sur le milieu marin proche des côtes. Jean-Paul Berthomé, du centre Ifremer de Nantes, était le chef de projet en charge de la partie scientifique ; Jacques Legrand était son adjoint pour les aspects techniques. « Mon job était de coordonner la partie technique. La composante industrielle était importante, parce qu’il fallait produire les bouées en série. Or le choix initial de notre partenaire industriel s’est révélé mauvais. Un nouveau partenariat a dû être mis en place. Le résultat s’est avéré concluant avec le choix de la société Micrel (aujourd’hui devenue NKE) , mais la transition a été longue et difficile… »

Le flotteur Marvor

Les bouées Marel représentaient un développement majeur pour le côtier. Quant au flotteur Marvor, il était capital pour le hauturier. Jacques Legrand a eu la responsabilité du développement de cet outil, qui permettait de réaliser une trajectographie des masses d’eau océanique pour contribuer à la compréhension du rôle de l’océan dans l’évolution du climat. Après passage de témoin en tant que chef de projet à Gérard Loaec, ce développement a servi de base au profileur Provor, déployé aujourd’hui à plusieurs centaines d’exemplaires pour réaliser des profils de température et de salinité dans tous les océans. Là aussi, la dimension industrielle était importante : « Lorsque nous avons développé et testé en mer les premiers prototypes, nous avions déjà en tête les trois cents flotteurs, un objectif atteint à la fin de l’année 2007 malgré une concurrence américaine très rude due au faible niveau du dollar », se réjouit Jacques Legrand.

Victor 6000, une parenthèse

Un tragique concours de circonstances l’a conduit à cette époque à s’intéresser aussi au robot Victor 6000. Le véhicule était développé au centre Ifremer de Toulon, mais l’équipe technologique de Brest était chargée du module de prélèvement, la première charge utile. « C’était le premier module que nous mettions au point, et il était destiné à être très polyvalent, prélever à la fois des fluides, des sédiments, de la faune », explique Jacques Legrand. L’étude était déjà assez avancée quand survint le décès accidentel de Luc Floury, qui en était le responsable. « Il m’a alors été demandé de prendre la relève pour coordonner la réalisation et la mise au point de cet équipement. Animer l’équipe (très motivée et enthousiaste), garder la maîtrise du devis de poids, critique pour ce type d’équipement, répondre aux besoins qui n’avaient pas été résolus (dont l’intégration de l’analyseur chimique), assurer l’assemblage final avec le véhicule . Cela m’a occupé un an et s’est achevé par une participation active à la campagne Victor Première. »

Le laboratoire d’instrumentation océanographique

Avant cela, Jacques Legrand a assuré, de 1992 à 1996, la responsabilité de chef du laboratoire d’instrumentation océanographique. Cette période a marqué un changement important dans le type d’activité qu’il menait : il s’agissait d’animer une équipe, de régler les questions du quotidien d’une dizaine d’ingénieurs et de techniciens, d’assurer les relations avec les scientifiques « clients » de l’activité du laboratoire. Il s’agissait aussi d’animer le comité instrumentation du comité technique et industriel, instance de liaison et d’avis sur les activités de l’Ifremer dans le secteur de l’instrumentation. « Ce comité fonctionnait un peu comme un syndicat professionnel, rassemblant, deux à trois fois par an, les représentants des principales entreprises du secteur de l’instrumentation océanographique. Nous organisions, avec l’aide des collègues du laboratoire, des journées RIO (Rencontres Instrumentation Océanographique), qui donnaient une bonne visibilité externe à notre activité. »

Nadia et les forages océaniques

Le projet de navette de diagraphie Nadia est une étape importante de la carrière de Jacques Legrand. Il répondait à une demande des géologues de la communauté française qui collaboraient au projet international Ocean Drilling Programme (ODP). Ce programme, coordonné par les Etats-Unis (Texas A&M University), met en œuvre un bateau ( Joides Resolution) qui fore la croûte terrestre en différents endroits de l’océan, afin d’étudier les processus géophysiques profonds. Certains puits sont équipés de cônes de réentrée, qui permettent de réintroduire le train de tige quand il est nécessaire de changer le trépan en cours d’opération. Une fois le forage effectué, le cône métallique reste en place. « Il était intéressant pour les géologues de revenir dans ces puits, plusieurs années après le forage, pour faire des mesures et suivre l’évolution des caractéristiques (débit fluide, température, composition chimique, magnétisme, etc.). L’idée, suggérée par Jean-Louis Michel, était d’introduire les instruments de mesure dans ces puits au moyen d’une navette », explique Jacques Legrand. Nadia, qui pèse une dizaine de tonnes, descend librement au fond de l’eau au moyen d’un lest de descente. Là, elle est rejointe par le sous-marin Nautile, qui la déplace et l’installe dans le cône de réentrée du puits. Une connexion électro-hydraulique est alors établie, permettant à l’équipe du Nautile de piloter le treuil de la navette, de contrôler la descente et la remontée des instruments. Le câble électroporteur assure la fourniture de l’énergie et la transmission des données vers les enregistreurs embarqués dans le sous-marin. « Ce projet a été pour moi particulièrement enthousiasment : les objectifs étaient clairs, les moyens importants et les collaborations avec les équipes technologiques toulonnaise et Genavir, fructueuses, bien que parfois complexes. Je crois que ce sont mes qualités de dialogue et mes capacités d’intégration qui ont amené mes responsables à me confier ce projet, qui s’est déroulé sur plus de cinq ans. »

La campagne Faré

La première campagne de test en vraie grandeur de la navette Nadia a eu lieu en juillet 1988. Faré (FAisabilité RE-entrée) devait démontrer la possibilité de réoccuper un puits marin profond. C’était une première mondiale. L’enjeu était important pour Jacques Legrand, qui en était le chef de mission. « J’avais réussi à intéresser les Américains à l’opération. Ils étaient représentés par une équipe de géochimistes de la Scripps et un géophysicien de WHOI. » Le site prévu était un puits foré en 1976 sur la dorsale médioatlantique. « Le site 395 B », précise-t-il. Encore fallait-il le retrouver ! « Nous n’avions pas encore de GPS mais seulement un point satellite… Le Nautile l’a retrouvé en une douzaine d’heures après une recherche systématique autour du point dont nous disposions. Ensuite, le programme de mesure s’est déroulé suivant le plan prévu, avec des pénétrations dans le puits de plus de 300 mètres », résume-t-il. La campagne Faré s’est avérée un succès. Nadia a ensuite donné naissance à une navette de seconde génération, plus sophistiquée, mieux intégrée pour en faciliter la mise en oeuvre. « C’était sans doute la période la plus enthousiasmante de ma carrière. Construire un engin, dans un objectif bien précis, réaliser une démonstration en associant quelques scientifiques convaincus, avec une équipe motivée, les conditions étaient vraiment idéales. » Jacques Legrand conserve encore précieusement la lettre de félicitations que lui adressa alors le président-directeur-général de l’époque, Yves Sillard. Il regrette juste qu’une sombre affaire de montres Oméga, remises par la société du même nom au chef de mission pour l’équipe scientifique, l’équipe du Nautile et l’équipage du Nadir, dans le cadre de la réalisation de spots publicitaires, ait porté une ombre au tableau. La convoitise suscitée par ces montres de prix lui a valu quelques maux avec « un haut responsable » de l’Ifremer… « Mais tout ceci est oublié, d’autant que la personne en question n’est plus en fonction à l’Ifremer. Le 52 minutes réalisé pour l’émission Thalassa est certainement plus important », conclut-il avec philosophie.

Les poissons remorqués : des nodules…

Avant Nadia, Jacques Legrand avait fait ses premières armes dans le développement et la mise au point d’engins remorqués. Son premier contrat de travail au Cnexo, en date de février 1975, se situait dans le cadre du projet Nodules. « On appelait ces contrats des ressources affectées » se rappele-t-il. Il avait, l’année précédente, passé un an Hawaï pour y préparer un masters en génie océanique à la faveur d’une bourse du Cnexo. « C’était une phase de recrutements massifs, le Cnexo accordait facilement des bourses pour intéresser des jeunes à ses activités. » Son travail, dans ce premier poste, était de proposer un système d’exploration des champs de nodules par engins remorqués. « Nous intervenions beaucoup par engins libres, qui permettraient de faire des prélèvements ponctuels sur de grandes étendues. » La phase suivante consistait à étudier plus finement les zones explorées par des profils continus. « Il fallait recueillir une information plus précise, photographique et microbathymétrique, sur des zones préalablement identifiées comme potentiellement exploitables. » Ainsi naquit l’engin Raie (remorquage abyssale d’instruments pour l’exploration), équipé de caméras qui prenaient des photographies à intervalles réguliers. « Une année de développement et deux sur le terrain pour la mise en œuvre, avant de remettre le poisson aux géologues qui faisaient l’exploration. »

… aux zones actives

L’idée des poissons remorqués a ensuite été reprise par les géologues qui exploraient les dorsales médio-océaniques, notamment dans le Pacifique, en collaboration avec les grands instituts océanographiques américains. « Nous avons adapté le système aux conditions beaucoup plus difficiles des dorsales sur le plan mécanique. Il ne s’agissait plus de mornes plaines abyssales, mais de failles, de zones très accidentées, où les risques de croche sont importants. » L’engin a donc été considérablement renforcé. Il s’est également enrichi d’un système de mesure des températures, pour détecter les zones hydrothermales actives : « C’était vraiment l’enjeu des campagnes. Je me rappelle de l’excitation que nous éprouvions quand l’enregistrement des températures marquait un petit décrochement ! » La présence sur place de l’équipe technique, dont Jacques Legrand était le responsable, était indispensable. En particulier en raison des difficultés liées au câble et au treuil : nous mettions en œuvre des charges de plus d’une tonne par des profondeurs de plusieurs milliers de mètres. C’était une évolution dans les pratiques de l’époque. Le développement suivant a précisément consisté à passer d’un câble mécanique à un câble électroporteur, qui permettait de commander l’engin à distance. « J’ai dû d’abord définir le meilleur cable avec les spécialistes des Câbles de Lyon, en assurer la recette et la première installation sur le treuil du Jean-Charcot. Et nous avons enfin pu passer aux caméras de télévision et au sonar latéral remorqué avec l’accès aux données en temps réel ! »

Premier contact avec les algues

Jacques Legrand n’imaginait pas qu’il travaillerait un jour au plus près de la recherche océanographique, lorsqu’il a fait la connaissance du Cnexo. En juin 1971, il attendait avec résignation l’heure d’effectuer son stage de fin d’étude dans une usine sidérurgique de Thionville, quand par chance et par l’intermédiaire d’un oncle, une occasion inespérée se présenta : un stage sur l’étude des conditions d’exploitation et en particulier du séchage des algues. Jacques Legrand n’a pas hésité bien longtemps avant d’accepter la proposition que lui faisait Michel Gauthier, alors responsable du département technologique (TDI) du Cnexo. Il ne se doutait pas que sa vie allait en être changée. Avec la mise au point d’un nouvel outil de récolte des laminaires, le scoubidou, les femmes en charge du séchage des algues, le long des côtes Finistère Nord notamment, ne pouvaient plus suivre le rythme de production des goémoniers. « Nous avons imaginé différents systèmes de séchage ; finalement, les usines d’alginate ont accepté de travailler les algues en vert, c'est-à-dire non séchées… Ce stage m’a permis de découvrir un monde passionnant, de voir que l’océanographie n’était pas seulement de la recherche pure et dure et qu’une infinité de questions restaient à traiter pour lesquelles je pouvais certainement contribuer à trouver des réponses. Enfin, et ce n’est pas la moindre des rencontres, j’ai fait la connaissance d’une petite stagiaire biologiste qui est devenue ma femme, et qui l’est toujours d’ailleurs aujourd’hui. J’ai découvert encore qu’il était possible pour un ingénieur de faire son service militaire dans un centre tel que le Cnexo. » Ce qu’il a fait en 1973, dans l’équipe de Christian Charles, responsable des aspects technologiques du projet nodules. Pour un temps, c’en était fini du littoral, mais c’était le début d’une longue carrière au service du monde de la mer et de la recherche.

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