Jean-Louis Michel, l'ingénieur de la plongée

Il se destinait à être entrepreneur, mais sa passion pour la mer a été la plus forte. De l’ Archimède au Victor en passant par l’ Epaulard, il a contribué au développement des moyens d’accès aux grands fonds. Entre conception et opération, c’est toujours dans l’eau que Jean-Louis Michel a essayé de répondre aux besoins des scientifiques.

Fils d’un entrepreneur établi en Algérie, sur les rives de la Méditerranée, Jean-Louis Michel dit avoir été « formaté pour aller vers l’entreprise ». De fait, à sa sortie de l’école d’ingénieurs connue à l’époque sous l’appellation Centrale Lille, il a suivi la formation de l’Institut d’administration des entreprises d’Aix-en-Provence. S’il a finalement bifurqué vers l’océanographie, il a gardé de cette motivation initiale d’entrepreneur le souci d’innover, de satisfaire la clientèle et une ambition professionnelle marquée.

De la Marine nationale…

Volontaire pour faire une préparation militaire, Jean-Louis Michel a fait son service à Toulon. Une ville où il s’est définitivement fixé, et qui lui a permis de rester au plus près de la Méditerranée. La Marine nationale mettait alors en œuvre le bathyscaphe Archimède, à la fois pour ses missions propres et pour le compte de la communauté scientifique française. Le Centre national pour la recherche scientifique (CNRS) gérait les équipements scientifiques de l’ engin, jusqu’à ce que le tout jeune Centre national pour l’exploitation des océans (Cnexo) prenne la relève. C’était une époque de transition entre les pionniers de l’aventure sous-marine et la structuration du travail de connaissance des océans. « Des figures comme Jacques-Yves Cousteau, le commandant Georges Houot et l’ingénieur du génie maritime Pierre Willm nous ont transmis leur enthousiasme pour la mer et pour la découverte. Mais en tant qu’ingénieur, j’étais ravi de contribuer à structurer les travaux de recherche. » Officier responsable des équipements sonars et photographiques de l’ Archimède, Jean-Louis Michel a participé à toutes les plongées d’inspection de l’épave de l’ Eurydice, un sous-marin de la Marine nationale. Il côtoyait aussi quotidiennement les équipes de Jean Jarry, chargé de développer pour le Cnexo les technologies nécessaires aux projets de recherche liés à l’utilisation scientifique de l’ Archimède. A la fin de son service, étudiant les différentes possibilités d’emploi qui lui étaient proposées, il songea un temps à rejoindre l’équipe Cousteau puis opta pour le Cnexo, « moins médiatique et plus recherche », explique-t-il.

… à la Base océanologique de Méditerranée

En 1971, l’ingénieur entre donc au Cnexo, implanté à la faculté de Luminy puis en zone industrielle de l’est de Toulon pour se rapprocher des moyens de la Marine nationale. Ce n’est qu’en mai 1981 qu’est inauguré l’actuel centre de Toulon, sur le port de Brégaillon, à la Seyne-sur-Mer. De 1972 à 1974, le travail consiste à mettre en œuvre les équipements scientifiques de l’ Archimède pour les campagnes Famous (French American Mid Ocean Undersea Survey). Le site des plongées se trouve au sud des Açores, par 3.000 mètres de fond, sur la dorsale médio-atlantique, une longue chaîne de montagnes sous-marines qui traverse l’Atlantique. Pour la première fois, les moyens d’intervention sous-marine de niveau mondial sont réunis, avec côté français le bathyscaphe Archimède (capable de descendre à 11.000 mètres) et le submersible Cyana (3.000 mètres), et côté américain le submersible Alvin (4.000 mètres). La partie française de l’opération, confiée au Cnexo, est portée par Claude Riffaud, directeur du projet Famous et Xavier Le Pichon, directeur scientifique. L’objectif est de mettre les géologues en situation d’étudier sur le terrain les phénomènes à l’origine de la dérive des continents. Le site de plongée permettait en particulier d’observer une grande cassure bordée de failles qui s’écartaient. « J’ai participé à cette aventure, raconte Jean-Louis Michel, en mettant au point des équipements nouveaux et plus performants pour l’ Archimède : systèmes photographiques, vidéo, éclairage, enregistrement, en fonction des besoins exprimés par les scientifiques. Et puis il y a eu les plongées, toujours palpitantes, partagées entre trois plongeurs, dans l’intimité d’un espace très confiné. Des plongées émaillées de quelques rares incidents imprévus et surmontés, qui soudent tant les équipes ! »

Premiers véhicules inhabités

Famous marque la fin en apothéose de l’ère des bathyscaphes. S’ils détiennent toujours des records de profondeur, ils sont trop lourds pour être transportés en bateau et doivent être remorqués. Le développement des engins habités se poursuit donc par la construction de nouveaux petits sous-marins « portables », capables de plonger à 6.000 mètres de fond, ce qui permet d’accéder à 97 % de la surface des océans. En France, ce sera le Nautile… Pour l’heure, à Toulon, Jean-Louis Michel s’implique dans l’instrumentation de la Cyana à des fins de reconnaissance des fonds pour les pétroliers. « Très vite, il m’est apparu que les engins habités sont lourds et coûteux… A partir de 1975, je me suis mis à développer des prototypes d’engins inhabités à câble, remorqués derrière un bateau, pour faire de la bathymétrie fine. Quelques années plus tard, l’idée de couper le câble s’est précisée. »

Se passer du câble

Ce qui manquait à l’ingénieur en automatique pour se passer du câble, c’était le moyen de communiquer avec l’engin inhabité et de le positionner par des moyens acoustiques. « J’ai eu un maître en la matière, Bernard Grandvaux, qui avait pratiqué l’acoustique sous-marine au plus haut niveau, pour la Défense nationale. Sous sa houlette, nous avons ainsi pu étudier et réaliser l’ Epaulard, le premier engin autonome, inhabité et télécommandé, capable de faire des relevés photographiques et bathymétriques jusqu’à 6.000 mètres de fond », se félicite Jean-Louis Michel. Les équipes du Cnexo et de ses partenaires industriels (ECA et Thalès) ont réussi ce défi en à peine dix-huit mois. Entré au service en 1980, l’ Epaulard a servi à inventorier les zones où étaient concentrés les prometteurs nodules polymétalliques, riches en cuivre et en nickel. « Cet engin unique a contribué à délimiter les zones de permis revendiquées par la France, mais je cherchais aussi des diversifications pour le valoriser le plus possible auprès d’une large clientèle. C’est mon côté entrepreneur… » Et toujours, au bout du compte, les campagnes destinées à vérifier le fonctionnement des équipements, qui évoluent pour répondre aux besoins des utilisateurs.

Les Etats-Unis et le Titanic 

En 1981, Jean-Louis Michel saisit au vol l’occasion d’aller passer un an à l’institut océanographique de Woods Hole, sur la côte est des Etats-Unis. Il y retrouve « des amis de Famous », notamment Skip Marquet et Robert Ballard. Ensemble, ils mettent au point des équipements de reconnaissance optique des fonds marins, à très haute sensibilité. En 1983, Robert Ballard propose au Cnexo de rechercher ensemble l’épave du RMS Titanic. Jean-Louis Michel s’investit dans la préparation et les opérations à la mer. Au cours de l’été 1985, il conduit la mission menée à partir du navire océanographique de l’Ifremer, le Suroît. Il entreprend les recherches à partir d’un tout nouveau sonar remorqué, réalisé par Thalès en association avec un magnétomètre du Commissariat à l’énergie atomique. Le succès n’est hélas pas au rendez-vous… Les équipes franco-américaines poursuivent les recherches sur le RV Knorr, un navire de la marine américaine, au moyen du système optique remorqué conçu avec Robert Ballard en 1981. Signe fort de coopération, les Français assurent la responsabilité de tous les quarts sur ce navire américain.

Bébé kangourou en action

A trois jours de la fin de la mission, le 1er septembre 1985, l’épave est enfin détectée. « A une heure du matin, j’ai vu sur les écrans défiler des signes avant-coureurs de ce qui, quelques minutes plus tard, s’est révélé être une chaudière. Sans aucun doute, c’était bien le site où gisait le Titanic, 4.000 mètres sous le navire. » Au cours des douze années suivantes, le Nautile a effectué de nombreuses plongées sur l’épave du paquebot. Il a prélevé près de 6.000 objets, rassemblés depuis dans une exposition itinérante. Le sous-marin a également assuré une couverture visuelle systématique du navire, envoyant son petit robot d’intervention, le Robin, « le bébé kangourou du Nautile », dit plaisamment Jean-Louis Michel, lorsque l’accès lui devenait impossible ou dangereux pour le sous-marin. « Deux moments forts ont culminé en 1998, avec une émission télévisée en direct de l’épave et le relevage, assisté par le Nautile, d’une très grosse partie cassée de la coque. Ce sont ces prouesses technologiques qui ont clôturé les interventions du sous-marin sur cette épave, qui continue à se détériorer », conclut-il.

Les coopérations

Jean-Louis Michel aurait pu rester à Woods Hole, qui lui faisait une proposition intéressante, mais il a préféré profiter au Cnexo de la libération d’un poste à plus forte responsabilité. « J’ai toujours été ambitieux. Je suis revenu prendre la direction du Service technique des équipements profonds. » Sur le plan des innovations, cette période est marquée par la mise au point de l’engin Sar, un système acoustique remorqué par un câble de 8.500 mètres. Développé pour inventorier les champs de nodules polymétalliques, il a surtout été utilisé pour caractériser l’environnement de l’exploitation pétrolière profonde au cours de campagnes menées avec Total. « Nous avons dû gérer notre croissance ; la part relative d’autofinancement des programmes de l’Ifremer s’étant réduite au fil des ans, nous avons dû miser sur les coopérations internationales, principalement avec l’Europe, et sur l’ouverture vers les industriels. En particulier vers l’offshore pétrolier, qui se développait vers les grandes profondeurs », résume Jean-Louis Michel. Il s’est investi dans ces orientations, qui permettent « d’avoir des programmes de recherche de niveau international et des projets à finalité économique ».

La robotique

Après le Titanic sonna l’heure de la robotique. Déjà, les sous-marins habités étaient pourvus de bras manipulateurs, qui sont des robots hydrauliques téléopérés. Mais il fallait aller au-delà de l’exploration, les enjeux socio-économiques passant de plus en plus par la compréhension des mécanismes de fonctionnement de l’océan. Les géologues, qui ont longtemps été les principaux demandeurs, ont été rejoints par les biologistes et les physiciens. « La qualité de l’eau, les risques naturels et anthropiques, les changements climatiques, les enjeux liés à la biodiversité, les besoins en eau douce avec l’impact des usines de dessalement, l’approvisionnement énergétique, autant de questions qui appellent des moyens de prélèvement et de mesure. » Le premier robot opéré par câble fut le Robin6000, connu pour avoir pris non seulement les images du Titanic, mais aussi celles du Prestige. L’aboutissement de cette avancée des petits robots à câble fut le Victor6000, un système téléopéré modulaire mis en service en 1998. Au fil de ces développements, le temps d’opération des engins dans l’eau n’a cessé de s’étendre, le Victor pouvant rester actif pendant soixante-douze heures d’affilée, contre huit heures pour le Nautile.

Un changement de culture

Passer au robot n’était pas une mince affaire. Les compagnies pétrolières s’y sont adaptées assez rapidement une fois atteintes les limites de la plongée hyperbare : elles sont passées en une décennie du sous-marin habité au robot pour la pose et l’entretien de leurs équipements de production, installés par plus de 1.000 mètres de fond, et qui ont remplacé dans le même temps les plate-formes de surface. L’ambition des années 1990 fut de couper le câble. Les pétroliers s’y sont vite convertis, s’investissant dans le développement des robots Swimmer et Alive. « Ces projets nous ont permis de mettre au point des technologies qui ont servi sept ou huit ans plus tard, quand les scientifiques français ont fini par apprécier les engins sans câble », raconte Jean-Louis Michel. La lenteur avec laquelle s’opèrent ces changements de culture lui semble compréhensible. « La personne qui a l’habitude de plonger essaie le robot, mais préfère toujours plonger, parce que c’est valorisant, et que la vision est bien meilleure ; petit à petit, elle découvre qu’on peut faire aussi beaucoup de travail avec le robot, et plus longtemps. D’autant que l’arrivée de la haute définition et l’amélioration de l’éclairage ont fait progresser la qualité de la vision télévisée. Les jeunes de ce que j’appelle la génération joysctick n’ont aucun problème avec cette approche téléopérée. » Sa nomination à la direction de l’ingénierie et de la technologie, en 1997, a apporté à Jean-Louis Michel la marge de manœuvre nécessaire pour « faire entrer le Victor dans les mentalités, voir l’acceptation d’un système parce qu’il est reconnu comme le meilleur ». Et tandis que la courbe d’utilisation du Victor grimpait, celle du Nautile reculait : « C’est la vie, avec son incessant renouvellement : alors que le Victor acquérait ses lettres de noblesse, la filière des robots autonomes émergeait déjà », constate-t-il.

Les engins du futur

Jean-Louis Michel voit deux grands axes de développement technologique pour l’acquisition de données et les prélèvements en milieux hauturier et côtier. Le premier est la spécialisation des véhicules sous-marins autonomes. Des engins comme l’ AsterX3000 sont capables d’opérer trois fois plus vite que le Victor pour des opérations de cartographie systématique. Développé à partir d’un modèle fabriqué par une entreprise canadienne, l’ AsterX est aujourd’hui doté, selon les missions, de sondeurs de bathymétrie ou de pêche, de profileurs de courants et d'outils de mesure de la qualité des eaux marines. De nouveaux équipements seront bientôt mis en œuvre, tels que les sondeurs de sédiments, les analyseurs chimiques et les échantillonneurs. « Nous bénéficierons aussi des progrès faits par d’autres, par exemple par les constructeurs automobiles sur les batteries au lithium-ion. Les microprocesseurs et leurs périphériques rapetissent, les communications et une partie de l’instrumentation se banalisent, les logiciels intègrent de plus en plus de fonctions et les matériaux s’améliorent. Tout converge pour envisager des systèmes innovants en réponse aux nouveaux enjeux de la planète mer. » Le second axe de développement est celui des observatoires inhabités opérant au point fixe, avec comme objectif de surveiller le milieu marin pour alimenter les modèles d’alerte et de prévision. Là encore, les progrès des matériaux, des sources d’énergie, des stockages de données, des capacités de communication et des capteurs permettent d’envisager de mettre en œuvre sur de longues durées ces observatoires en mer hauturière ou côtière.

Du côté des jeunes

Jean-Louis Michel estime avoir ainsi joué le rôle de promoteur, d’assembleur et de développeur de technologie. « Pour travailler dans les systèmes sous-marins, il faut avoir une couverture technique en ingénierie extrêmement large. Bien sûr, il faut aussi des spécialistes, mais pas des spécialistes marins, plutôt des spécialistes des technologies clés qui sachent prendre en compte les contraintes du milieu marin », insiste-t-il. Le spécialiste des technologies de base et de rupture met ainsi son art en œuvre en fonction du milieu marin : l’ingénieur mécanicien devient plus pointu en hydrodynamique, en corrosion ou en acoustique, l’ingénieur des capteurs s’intéresse aux questions de haute pression, de turbidité et d’agressions biologiques et chimiques. Quant à la pratique du métier, il estime indispensable de compléter les compétences de base par beaucoup d’expériences à la mer. A défaut de plongées en sous-marin habité, il reste nécessaire d’embarquer pour des opérations à la mer qui mettent les nouvelles techniques à l’épreuve.

Jean-Louis Michel ne cache pas qu’il envie la relève des jeunes ingénieurs. « J’aimerais pouvoir mettre à profit les possibilités qu’ouvrent les nouvelles technologies. Avec les moyens actuels, il n’y a pratiquement pas de limites à l’imagination. »

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