Michel Le Haître, l'optique technologique

Des systèmes de repérage des champs de nodule aux instruments de mesure optique pour le littoral, Michel Lehaître a exercé plusieurs métiers. Il a dû se familiariser avec des disciplines scientifiques très diverses, dans le souci de servir au mieux les besoins techniques des chercheurs. Fasciné par le monde marin, inventif et ouvert, il partage volontiers son expérience de l’instrumentation marine. Sans taire certaines déceptions, qu’il a toujours dépassées.

Le parcours de Michel Lehaître est franchement atypique. Bac en poche, il s’engage dans la Marine nationale, à défaut d’avoir pu faire la Marine marchande. Ses parents refusaient en effet obstinément de voir leur fils unique s’engager dans cette voie. Il y reste six ans. « J’étais dans l’aéronautique, une spécialité plus technique. J’ai fini par me rendre compte que sur le plan professionnel, ce n’était pas ce que je recherchais. J’avais sans doute le besoin de créer davantage, d’explorer. » Il démissionne alors et s’inscrit à l’Institut universitaire de technologie de Brest, en électronique. Toujours attiré par la mer, il fait en sorte d’effectuer son stage de fin d’étude au Centre national pour l’exploitation des océans (Cnexo), où il entre définitivement en 1976, comme technicien. « C’est vraiment le démarrage de ma carrière professionnelle », insiste-t-il. En parallèle, il poursuit sa formation universitaire et finit par décrocher une maîtrise en automatisme, qui lui permet d’être reconnu comme ingénieur. Une spécialité qui n’est pas vraiment représentative de son activité professionnelle, car Michel Lehaître a rapidement évolué, « notamment dans le domaine de l’optique », précise-t-il.

Le hauturier : des nodules…

Comme beaucoup de jeunes gens de sa génération, il est embauché dans le cadre du grand projet Nodules. « Une période assez euphorique », témoigne-t-il. La prospection des champs de nodules polymétalliques marque en effet le passage d’une exploration purement scientifique de l’océan à une exploration à vocation économique. « Ce projet reposait sur la grande idée de trouver des richesses minérales en mer et de les exploiter. Il y avait une dynamique forte, bien plus qu’aujourd’hui. » L’équipe technique affectée à la partie « engins de reconnaissance » regroupe quelque cinq personnes de disciplines très complémentaires. Elle travaille sur la reconnaissance des champs de nodules par des systèmes d’engins tractés, équipés d’outils de microbathymétrie et de photographie à fort cadencement. L’objectif est de déterminer les zones où la densité et la taille des nodules sont les plus importantes. Les techniciens ne font pas à proprement parler le développement instrumental, mais jouent davantage le rôle d’intégrateurs. « Nous concevions l’architecture globale du système, les interfaces avec les bateaux, et bien sûr les premières mises en œuvre à la mer. Nous ne réalisions pas en interne les composantes des systèmes. » L’électronique était sous-traitée à des entreprises locales et le matériel, pour une bonne partie, acheté auprès d’entreprises américaines, le tissu industriel français étant très limité pour le domaine civil à cette époque-là. Il fallait aller vite et être rapidement opérationnel. Pas question de prendre le risque de ne pas rapporter de données pour avoir fait des choix techniques un peu aventureux. « Plein de choses n’étaient pas encore maîtrisées, notamment les systèmes de mise à l’eau, pour pouvoir tracter les engins avec de grandes longueurs de câble, par tous les temps de mer. Nous avons vraiment essuyé les plâtres ! », raconte Michel Lehaître. Au cours des années 80, les perspectives d’exploitation économique des nodules se sont fermées du fait de la chute des cours mondiaux des métaux concernés et des difficultés d’extraction. Mais d’autres richesses des grands fonds ont été mises en évidence depuis, pour la plupart grâce à l’expérience et au savoir-faire acquis durant cette période.

… à l’hydrothermalisme

Cette expérience technologique a établi les bases du travail mené après. « Nous avons intégré ce que c’est que de travailler à la mer, de mettre quelque chose sous l’eau et dans quelles conditions. Un certain nombre de protocoles sont issus de cette expérience », résume Michel Lehaître. A partir de 1981, fort de sa maîtrise de certains engins d’observation des fonds marins et de prélèvement, il bifurque assez naturellement vers l’hydrothermalisme. Il évoque au passage l’émotion collective des équipes scientifiques et techniques découvrant ensemble les premières images prises sur les sources hydrothermales. « Tout le monde regarde, tout le monde découvre, émet des hypothèses, suggère telle ou telle manip… » Suit la phase de prélèvement : « Remonter une anémone du fond, c’est quelque chose de fantastique, même si elle s’oxyde complètement en deux minutes ! », s’émerveille encore Michel Lehaître. Sur le plan technique, les campagnes en hydrothermalisme sont marquées par une plus grande maîtrise du cahier des charges. Faute de temps et de moyens humains pour pouvoir opérer tout le développement technologique, des études au prototype en passant par la maquette, l’équipe continue de sous-traiter la mise au point des systèmes. Mais cette sous-traitance devient plus directive. « Nous avions acquis suffisamment de recul pour imaginer comment faire évoluer certains capteurs, afin de gagner en précision et d’établir des protocoles d’utilisation plus structurés. De plus en plus, le besoin de récupérer la donnée en temps réel s’est fait sentir. » Dans un premier temps, il s’agissait de faciliter l’aide à la navigation des engins et de contrôler le bon fonctionnement sur le fond par des transmissions sur le canal acoustique. C’est ainsi que l’observatoire thermique OT6000 posé sur le fond a pu être interrogé par le navire de surface Jean-Charcot et transmettre des fichiers de données pour confirmer son état de marche. Progressivement, la technologie a permis d’établir des liaisons fond/surface performantes, projetant ainsi l’œil du chercheur en continu sur les grands fonds marins. C’est aussi à cette époque qu’a démarré la mise au point de câbles alliant des caractéristiques élevées de transmission à des performances de tenue mécanique éprouvées dans toutes les conditions de mer. Ceci a induit des questions technologiques particulières : comment mesurer la tension sur les câbles, ou encore comment assurer la continuité d’une liaison tournante soumise à des efforts énormes ? Autant de sujets particulièrement utiles dans des zones où les risques de croche étaient élevés. Ces travaux ont été précurseurs de l’ère des engins téléopérés.

Passage au littoral

En 1984, dans la foulée de la fusion du Cnexo et de l’Institut scientifique et technique des pêches maritimes, qui donne naissance à l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), le département de la technologie est réorganisé avec un fléchage géographique des compétences. C’est ainsi que la thématique des engins remorqués utilisés en milieu profond est pour l’essentiel transférée à Toulon. A Brest, l’activité se recentre sur les techniques et instruments de mesure in situ. « Nous nous sommes retrouvés en charge plutôt du contenu d’un système que de l’ensemble du système. Cette nouvelle orientation visait aussi à mieux prendre en compte les problématiques côtières. C’est là que je suis passé à l’instrumentation pour le littoral », explique-t-il. Et plus spécifiquement, à l’optique. Les outils d’analyse particulaire utilisés jusqu’alors, comme les transmissomètres et les diffusiomètres, ne convenaient pas toujours au milieu marin, surtout dans le domaine littoral où les charges particulaires sont à la fois très élevées et très hétérogènes. La première étape a consisté à convaincre les scientifiques que les mesures aberrantes qu’ils pouvaient relever ne traduisaient pas un dysfonctionnement des appareils, mais plutôt une inadaptation de ces outils à la problématique de la mesure optique en milieu littoral. C’est à partir de ce constat que le concept d’analyse de la diffraction a été proposé. La grande évolution a porté sur la prise en compte de la diversité des particules, tant dans leur taille que dans leur nature.

L’aventure du granulomètre

L’instrument qui met en œuvre cette mesure de la diffraction s’appelle un granulomètre. La granulométrie laser faisait ses débuts dans l’industrie, ce qui a permis à l’équipe technique d’instrumentation pour le littoral de s’associer à un partenaire industriel. « Nous avons alors vraiment commencé à faire de la recherche technologique pour essayer de trouver des configurations tenant compte des contraintes du milieu marin. Pour développer un capteur typiquement adapté à la mer. Cela nous a pris plusieurs années, dans un contexte de concurrence internationale, notamment anglo-saxonne. » L’équipement s’est avéré particulièrement performant : il a fonctionné de façon opérationnelle pendant quasiment vingt ans, permettant une approche plus fine de la stratification des masses d’eau. Mais aujourd’hui, la pérennité des deux granulomètres dont disposent les équipes littoral est conditionnée par la mémoire, car ni l’Ifremer, ni la société industrielle partenaire Cilas (Compagnie industrielle de laser) ne disposent plus des compétences nécessaires pour assurer la maintenance de l’équipement. « C’est un peu frustrant », reconnaît l’ingénieur. « Faute d’avoir su opérer la valorisation commerciale du granulomètre, le savoir-faire s’est perdu. L’industriel avait déjà son propre marché de granulométrie laser, et l’Ifremer n’a pas vocation à faire du commerce ! Nous en avons vendu cinq…notamment un au Japon pour équiper le navire météo Ryofu Maru, ce qui est assez exceptionnel pour être cité. » Dans les années 90, seul organisme capable de répondre à un appel d’offre de l’Etat de Washington, qui avait besoin de la granulométrie pour surveiller les rejets des industries papetières dans les cours d’eau, l’Ifremer n’a pas su porter le dossier. « Nos granulomètres vont arriver en fin de vie, et nous allons devoir nous tourner vers du matériel américain, moins performant mais aussi moins cher et moins encombrant. C’est vraiment dommage. »

Le lidar entre succès et regret

En parallèle, Michel Lehaître s’est investi plus profondément dans l’étude de la mesure optique sous l’eau, « simplement pour faire un peu de prospective afin de comprendre quelles étaient les avancées technologiques potentielles qui allaient déboucher » se risque-t-il à dire, craignant toutefois d’avoir l’air trop présomptueux… Il est parti de l’idée de qualifier la nature des particules, puis est entré dans le champ de la spectroscopie. D’abord la fluorescence, prolongée ces dernières années par la spectroscopie Raman, des techniques d’analyse très descriptives. A cet objet d’étude, Michel Lehaître a associé le problème de mise en œuvre des laser. Une technologie déjà évaluée au Cnexo dans les années 70, mais qui avait été abandonnée devant la difficulté de placer sous l’eau des lasers qui, à l’époque étaient à gaz et refroidis par air. Près de vingt ans plus tard, il a voulu relever le défi de réaliser un laser sous-marin. Il a participé à des groupes de travail sur l’optique, avec des équipes universitaires et des industriels, pour être au fait de la discipline. « Je me suis alors investi dans la conception d’un lidar sous-marin, en partenariat avec un lasériste, la société Quantel. L’intérêt de cette technique était de substituer à la mesure en un point la notion de profil tomoscopique. Sur un ensemble de tirs laser, on allait pouvoir décrire quinze ou vingt mètres d’eau ! » L’aventure lidar s’est avérée passionnante. Parallèlement, des techniques d’imagerie impulsionnelle ont été étudiées. Elles permettaient d’extraire de l’image une information très caractéristique de la cible observée : l’image devient ainsi non seulement un élément de vision, mais aussi un élément de mesure. « Des travaux sur la polarisation, notamment avec l’université de Bretagne occidentale, ont montré qu’il était possible de discriminer des objets enfouis dans le sable ou sous des sédiments. C’était vraiment étonnant ! »

Le partenariat avec Quantel s’est avéré payant : un prototype de laser sous-marin a été mis au point et testé au cours de campagnes à la mer. Michel Lehaître caressait l’idée que la plate-forme Ulis constituée autour du Lidar permette de structurer une équipe scientifique axée sur l’innovation et ouverte à des collaborations qui valoriseraient les travaux de recherche. Mais le coût et la relative fragilité de l’engin ont rebuté la direction. Faute de soutien, les études ont dû être abandonnées au début des années 2000. « Pourtant, en Grande-Bretagne, l’université d’Aberdeen utilise toujours des caméras holographiques qui emploient un laser de chez Quantel… » Et l’ingénieur de regretter un certain manque de liberté pour pouvoir innover, prendre le risque d’un vrai développement technologique.

La mesure in situ s’étend et gagne le profond

Alors que l’activité propre aux engins de reconnaissance quitte Brest au début des années 80, le centre a affiché la volonté de s’attaquer à la mesure in situ de paramètres nouveaux, notamment chimiques. La culture du prélèvement dominait jusque-là, surtout dans le domaine profond où, à l’inverse du littoral, la notion de surveillance n’était pas encore familière aux scientifiques. Progressivement est apparue l’idée de chantier, d’abord dans des zones particulières comme les rides atlantiques et pacifiques, puis dans les marges continentales. Ce sont de véritables usines chimiques et biologiques naturelles. A partir de là est née une gamme de nouveaux supports, appelées stations benthiques, destinées à observer le milieu et caractériser les échanges entre les fonds marins et la colonne d’eau. Cette orientation n’excluait pas la poursuite des travaux d’exploration, la connaissance de ces nouveaux paramètres permettant d’ailleurs de mieux cibler les zones de chantier. C’est dans ce contexte que sont nées les premières tentatives de transfert vers le profond des mesures chimiques basées sur la colorimétrie, associée à une circulation en flux. L’expérience a bien progressé depuis, et cette technique est appliquée aussi bien sur les engins mobiles que sur des stations de fond.

La sophistication des capteurs

Parmi les évolutions, la plus marquante est certainement celle des capteurs. A la faveur de plusieurs programmes européens qui ont permis de s’impliquer dans la physique de la mesure, les moyens d’observation ont franchi de nouvelles étapes, en partenariat industriel avec la société Jobin Yvon. C’est ainsi que Michel Lehaître a pu acquérir une solide expérience dans la mesure Raman et ouvrir des voies instrumentales originales pour une mise en œuvre in situ. Ces approches en terme de faisabilité ont permis de dépasser le scepticisme scientifique. De grands programmes européens et nord-américains ont été lancés, notamment sur l’étude des fluides froids et du méthane. Si l’avance des Européens s’est un peu tassée par manque de soutien, notamment humain, il est certain que cette voie de travail va déboucher dans un avenir proche sur de nouveaux outils, tant pour le profond que le côtier. Ils serviront d’indicateurs en temps réel et d’aide au prélèvement solide ou liquide, notamment lors d’opérations à partir d’un engin téléopéré comme Victor.

Dans le prolongement de la mise en application de la spectroscopie Raman, un travail de fond a pu être initié pour enrichir la démarche capteur. Il s’agit de la maîtrise de la fonctionnalisation des interfaces. Des techniques assez récentes dites d’exaltation de surface, comme le SERS (Surface Enhanced Raman Scattering) ou la SPR (Surface Plasmon Resonance), vont rendre possible la mesure de traces, souvent nécessaire pour détecter des composés faiblement solubles, et les mesures biomoléculaires directes dans le milieu.

Des campagnes et des hommes

Après une longue période d’activité axée sur les problématiques littorales, Michel Le Haître a eu le plaisir de renouer avec celles du profond, en participant à une campagne hauturière sur le Pourquoi Pas ?. Sans doute la dernière, mais il a pu mesurer les évolutions technologiques parcourues. Les destinations lointaines lui avaient-elles manqué, toutes ces années ? Pas vraiment, car le côtier et le hauturier sont « des mondes différents », réfléchit Michel Lehaître. Les campagnes pour les besoins des grands fonds sont bien sûr marquées du sceau de l’exotisme, à bord de bateaux grands et confortables, où les équipes scientifiques et techniques comme l’équipage sont nombreux. De ce fait, les tâches de chacun sont plus délimitées. Le rythme de travail est également moins soutenu que dans le côtier. « Descendre 6.000 mètres de câble prend une heure et demi, le remonter par paliers trois bonnes heures. Dans le côtier, un profil par trente ou cinquante mètres d’eau est fait en deux minutes, le bateau se déplace aussitôt pour reproduire la manœuvre un peu plus loin. » La particularité du travail côtier est d’être étroitement lié au scientifique et d’apporter rapidement des solutions, malgré un environnement exigu et des temps de campagne plus courts. Dans le profond, l’organisation est plus proche de ce qui se passe à terre, dans la mesure où les espaces sont plus distribués entre laboratoires et ateliers. Le travail sur les navires côtiers traduit davantage un esprit « baroudeur », estime Michel Lehaître. L’expérience à la mer sur plusieurs navires de recherche lui a montré, malgré les différences entre les pays, qu’il existe bien une communauté de culture et une solidarité partagée par tous les acteurs des sciences marines.

Là est toute la richesse du parcours de Michel Lehaître : un bon « bricoleur », comme il dit, est celui qui entre dans la discipline des chercheurs pour lesquels il développe des techniques afin de bien comprendre leurs besoins. Il en sort enrichi de connaissances nouvelles, d’autant plus diverses que les domaines scientifiques qu’il est appelé à découvrir sont divers. Or de la géologie à la surveillance du littoral en passant par la biologie des abysses, que de champ parcouru en trente années !

Haut de page