Daniel Desbruyères, l'écologue des profondeurs

En mer, le milieu profond commence là où la lumière s’arrête, 250 mètres à peine sous la surface. C’est là que Daniel Desbruyères s’est fait un nom, d’abord en étudiant la faune des sédiments où il est le spécialiste des polychètes, ces vers marins comptant plus de 10.000 espèces ; aujourd’hui il est incontournable dans le domaine des écosystèmes fascinants que constituent les sources hydrothermales profondes. Passionné du monde marin, il a toujours tenu à partager largement le résultat de ses recherches. 

Daniel Desbruyères a d’abord voulu être marin. Vivant à Paris, passant tous ses étés en Bretagne, dont une partie de sa famille est originaire, il ne se voyait pas vivre sans la mer. Et puis en grandissant, les études venant, il a imaginé faire de l’océanographie, pensant partir à l’aventure à la manière d’un Cousteau. Il a démarré par la zoologie et fait en sorte d’effectuer tous ses stages de terrain à la station biologique de Roscoff. Il y apprend ce qu’était la biologie marine, et comme il fait fonction de « moniteur » il rencontre beaucoup de gens qui sont devenus aujourd’hui des « incontournables » dans la biologie marine. Pour financer sa thèse, il va entre 1970 et 1975 être contractuel des Terres Australes et Françaises aux Iles Kerguelen. Son sujet de thèse portera donc sur le benthos côtier des Iles Kerguelen et le cycle biologique des vers marins. Entre-temps, il a effectué un service militaire dans un centre scientifique de la Marine où il s’occupe (déjà) de plongée profonde en liaison avec la Comex.

Lucien Laubier et le Cnexo

Il trouve un premier poste, en tant qu’assistant au laboratoire des vers du Muséum national d’Histoire naturelle à Paris. Il collabore avec Lucien Laubier, le spécialiste des vers polychètes, qui fut nommé à cette époque directeur du Centre océanologique de Bretagne. Daniel est le jeune chercheur dont Lucien Laubier a besoin pour poursuivre les études entamées sur les polychètes, et en septembre 1976, il est recruté dans l’équipe d’écologie qui couvrait les domaines côtier et profond. Il intègre un laboratoire où étaient présents Myriam Sibuet, Daniel Reyss, Pierre Chardy, Yvon Guénéguan … et l’équipe du Centob (Centre national de tri biologique) dépendant pour partie du Muséum. La thématique de l’époque est d’étudier les variations temporelles de l’écosystème profond depuis la marge continentale jusqu’à la plaine abyssale. A cette époque, riches de la théorie unificatrice de la tectonique des plaques, les géosciences jouaient un rôle de leader sur les campagnes océanographiques et l’océanographie biologique était considérée comme une science d’accompagnement. Tout va changer en 1977 avec la découverte par les Américains des sources hydrothermales.

Le tournant des sources hydrothermales

C’est Jean Francheteau, géophysicien de retour d’une campagne franco-américaine dans le Pacifique, qui va ramener un curieux ver vivant sur les cheminées hydrothermales actives du Pacifique et le confier pour étude à Lucien Laubier et Daniel Desbruyères. Ils vont en publier la description en 1980, « doublant » leurs collègues américains. Ce ver qui a été surnommé par les géologues « le ver de Pompéi » ( Alvinella pompejana) a une morphologie très originale et est associé à des peuplements bactériens abondants qui lui couvrent le dos. Alvinella est un genre d’annélide dédié à Allyn Vine, le créateur de l’« Alvin », le sous-marin qui a récolté ce ver énigmatique.

Cette première description marqua le départ des études des biologistes français dans le domaine de l’hydrothermalisme sous-marin avec, sous la direction de Daniel, les premières campagnes en 1982 et 1984 avec la soucoupe Cyana (Biocyatherm et Biocyarise). Daniel, lui, effectue sa première plongée en 1984, après surmonté des craintes bien naturelles grâce à la pression amicale des pilotes de Cyana. Et l’aventure commence pour lui, car il ne va plus s’arrêter. Il va plonger de nombreuses fois et diriger des campagnes des deux côtés du Pacifique, puis à partir de 1993, dans l’Atlantique, dans des sous-marins français (Cyana et Nautile) ou américain (Alvin). Le travail du biologiste, c’est bien sûr d’inventorier et de décrire, passage obligé dans ce monde à peine découvert, mais aussi de mesurer et d’expérimenter pour comprendre les interactions entre espèces et la dynamique du système. Pour Daniel « l’un des intérêts des sources hydrothermales, c’est que l’on est dans un milieu isolé où, comme la diversité animale est faible, l’ensemble des espèces peut être étudié pour comprendre le fonctionnement du tout : une source hydrothermale dans le Pacifique, c’est 150 espèces animales au maximum ».

A lvinella, une espèce emblématique

Alvinella, ce ver polychète des sources hydrothermales, est l’animal fétiche de Daniel Desbruyères. « Alvinella , c’est un animal qui intéresse beaucoup les gens qui font de la physiologie parce qu’il vit sur les cheminées hydrothermales, dans un gradient de température très aigu, où l’on passe de 100 degrés à 20 degrés en quelques centimètres. Il a été décrit comme l’animal le plus thermophile sur notre planète …. C’est un animal étonnant … c’est une sorte de souris blanche pour les biologistes du domaine profond. ».

La découverte des communautés vivant dans des conditions écologiques extrêmes a été à la base d’un laboratoire de biotechnologies orienté sur les ultra-thermophiles, microbes capables de fonctionner à de très hautes températures. Avec deux de ses collègues, Daniel a participé à la création d’un groupe de recherche dédié à ces microbes de l’extrême et aux possibles applications que l’on pouvait en attendre pour les biotechnologies.

Les décennies 1990 – 2010 furent aussi celle de l’expansion de la « biologie moderne », de ses promesses, de ses apports indéniables et souvent considérables au niveau de la compréhension des mécanismes de l’Evolution, mais aussi, de ses excès, de ses ignorances et de ses reniements du passé. Daniel a bataillé dur pour défendre l’intégration de ces nouvelles approches moléculaires et de la connaissance naturaliste fondée sur l’observation et l’expérimentation à l’échelle des individus et des populations.

Observer la vie sous la mer

Daniel a participé durant toute sa carrière à des campagnes océanographiques. « Je pense que le seul moyen de comprendre ce qui se passe au fond, c’est d’aller voir comment cela fonctionne. » Et le travail du biologiste, à partir des années 80, s’est déroulé avec l’aide des sous-marins et des robots. Ramener de l’image de qualité, fut une de ses grandes préoccupations ; l’observation humaine est périssable et seule subsiste lorsque la mémoire s’efface l’image qu’il faut conserver et archiver soigneusement ; elle est aussi le media le plus propice à l’échange avec le grand public. Cette approche des écosystèmes profonds par les biologistes a été l’occasion d’abord de visualiser ce monde sous-marin inconnu, de développer de nouveaux instruments notamment pour les biologistes, leur permettant de mesurer et d’expérimenter sur le vivant grâce à une collaboration quasi-quotidienne avec les ingénieurs et les opérationnels mais aussi avec les chimistes et les géologues. A cette approche in situ, s’ajoute aujourd’hui l’expérimentation en condition simulées grâce aux travaux d’autres équipes françaises qui ont développé des enceintes d’étude sous-pression de la physiologie et du comportement d’organismes ramenés vivants des grands fonds. Parce qu’un laboratoire ne peut mettre en œuvre tous ces moyens et réunir l’ensemble de l’expertise Daniel a, durant sa carrière, défendu l’ouverture vers l’extérieur de son département, en animant un groupement national de recherche et en participant à de nombreux programmes internationaux.

Même s’il garde des submersibles habités des souvenirs émerveillés, l’outil qui enthousiasme le plus Daniel, c’est le robot Victor 6000. « C’est assez magique ! » Au lieu du travail solitaire du scientifique sur le fond, le travail avec Victor est un travail en équipe où tout le monde participe : « Il faut voir ce container où tu as des écrans partout … t’es dans le noir, avec des pilotes … cela fait la même impression que d’être sur le fond. » 

Un record en tant que chef de département

Jeune embauché dans les années 70, Daniel aujourd’hui termine sa carrière comme responsable du département Environnement profond, un département emblématique de l’Ifremer, et il aura été responsable du département pendant 16 ans, par alternance. Dans les années 80, il a participé à la création du laboratoire de biotechnologies consacrée aux applications des bactéries hydrothermales au sein de ce département. Mais l’essentiel du travail de responsable passe par l’animation d’une équipe de recherches. Il y a eu des périodes où il y avait un dynamisme intense, mais l’arrivée des grands réseaux européens, de l’Agence nationale de la Recherche, de l’avis de Daniel, a rendu les choses plus lourdes et complexes. « Le responsable de département devrait avoir beaucoup plus de temps qu’il n’en a pour encadrer des jeunes », dit-il, un peu désenchanté par les contraintes de gestion de la recherche devenues prioritaires, et une pression pour la publication déraisonnable. Un chercheur, même en fin de carrière, devrait selon lui passer encore du temps à la paillasse, « les mains dans le cambouis », à observer et manipuler par lui-même, pour avoir encore le plaisir et les incertitudes du métier ; la connaissance livresque ne peut suffire, quand souvent il ne reste même pas assez de temps pour lire et comprendre ce qui se publie.

En fait, il a passé beaucoup de temps à l’animation de programmes nationaux ou internationaux, et confesse, malgré tout le plaisir qu’il a eu à se rendre dans des laboratoires aux Etats Unis ou au Japon, par exemple, découvrir ce qu’ils faisaient de nouveau, de revenir, d’en discuter, de suivre les évolutions et les nouvelles tendances de l’océanographie. Le secret d’une telle longévité est peut-être là, dans le plaisir à faire évoluer la recherche.

Partager sa passion

Et surtout Daniel a toujours les yeux qui brillent quand il parle de son métier. Il aime tellement en parler qu’il fait près d’une dizaine de conférences grand public par an, et depuis longtemps. D’abord pour essayer de transmettre sa passion pour les grands fonds marins, mais aussi pour dialoguer avec la société, en contact direct. Il faut aller écouter une conférence de Daniel : c’est clair, limpide, pédagogique … on en ressort un peu plus intelligent !

Publication

Daniel a aussi récemment publié: Le trésor des abysses, paru en Octobre 2010 dans la collection "Carnets de Sciences" des éditions Quae.

Pour plus d'informations sur cet ouvrage, cliquez sur le lien suivant:

http://www.quae.com/fr/livre/?GCOI=27380100304580&fa=author&person_ID=4290

Haut de page