Jean-Claude Sibuet et l'épopée de la géophysique
Il a étudié la géophysique à Strasbourg à l’époque où les thèses fixistes dominaient encore les sciences de la terre. Jean-Claude Sibuet va assister ensuite au basculement en faveur de la tectonique des plaques, vivre les grandes avancées technologiques successives et contribuer à la compréhension des mécanismes physiques du fonctionnement de la terre. Il salue la pluridisciplinarité qui a fait la force de l’Ifremer et son aura internationale dans le domaine des géosciences.
Jean-Claude Sibuet a eu un grand maître en la personne de Xavier Le Pichon. Il lui doit son recrutement au Centre national pour l’exploitation des océans, en 1968, et surtout la méthode de travail à laquelle il a été fidèle tout au long de sa carrière : ne jamais se restreindre à une technique d’observation, mais utiliser l’ensemble des techniques disponibles à un instant donné afin de comprendre le fonctionnement du globe.
Les années gravimètre
A la fin de ses études, Jean-Claude Sibuet part faire son service militaire au Maroc dans le cadre de la coopération scientifique. Là, il a un jour l’occasion de visiter le Méteor, un navire de recherche allemand, équipé notamment d’un gravimètre marin, qui était alors le summun de la sophistication technologique en géophysique. « Un ressort en fil de quartz est lesté d’une petite masse, dont le poids varie selon la pesanteur, ce qui fait varier la longueur du ressort. Mesurer ces variations de longueur permet donc de déterminer les variations du champ de la pesanteur. Par ce biais, on obtient des indications quant aux changements de densité du sous-sol. C’est simple dans le principe, mais très délicat dans la mise en oeuvre du fait des mouvements du bateau et de l’extrême précision qui est nécessaire », explique-t-il. Au terme d’une journée aux côtés des chercheurs, ingénieurs et techniciens qui travaillaient sur ce gravimètre, Jean-Claude Sibuet est catégorique : jamais il ne fera de gravimétrie. Ironie du sort : la première mission que lui confie Xavier Le Pichon est de se rendre à l’arsenal de Cherbourg récupérer un gravimètre pour l’installer à bord du Jean-Charcot … « Je me suis finalement occupé de cet instrument durant une vingtaine d’années », avoue-t-il.
Un temps d’adaptation
Voilà un tour d’autant plus malicieux que Jean-Claude Sibuet s’était fait une autre promesse : celle de ne jamais vivre à Brest. Agé d’une dizaine d’années, il avait découvert le Finistère avec ses parents durant les mois d’été. « Il pleuvait, la ville était en pleine reconstruction, nous descendions de voiture pour nous enfoncer dans la boue… L’horreur. » Quant à la mer, qu’il ne connaissait pas, elle l’a d’abord malmené avant de le passionner. Il évoque ses premières missions dans le golfe de Gascogne, au cœur de l’hiver, avec des creux de cinq à dix mètres. « J’étais affreusement malade et me demandais ce que je faisais sur un navire ! » Il n’appréciera pleinement les campagnes à la mer qu’après avoir découvert la scopolamine, ce médicament élaboré par les Américains pour soigner le mal de l’espace des astronautes, et qui s’est révélé également efficace contre le mal de mer…
Les bateaux de forage
A côté de la gravimétrie, Jean-Claude Sibuet apprend à utiliser toute la panoplie des instruments alors disponibles : sismique réflexion et réfraction, magnétisme, flux de chaleur et forages. En 1975, il fait d’ailleurs la connaissance du Glomar Challenger en tant que chef de mission sur la marge du banc de Galice, à l’ouest de l’Espagne. Son parcours est ainsi jalonné de campagnes à bord de ce bateau de forage et de son successeur, le Joides Resolution. Il en garde un souvenir intense. « C’est une expérience fabuleuse, parce que ces navires disposent de tous les équipements permettant de faire les analyses en temps réel. Les carottes remontées à bord sont analysées immédiatement par tout un groupe de scientifiques qui travaillent en même temps, qui raisonnent en même temps. C’est une formidable école. Je recommanderais à tous les jeunes scientifiques qui en ont la possibilité de tenter l’aventure. Mais il ne faut pas avoir peur de travailler jusqu’à seize heures par jour !
L’altimétrie : une avancée majeure
Le développement des techniques satellitaires a révolutionné les géosciences. En 1978, les Américains placent sur orbite le premier satellite d’observation scientifique du globe. Equipé notamment d’un radar altimétrique, Seasat était en mesure de réaliser une topographie de la surface de la mer. Cette nouvelle technique d’observation ne pouvait qu’enthousiasmer Jean-Claude Sibuet. « Je séjournais alors au Lamont, un institut de recherche américain prestigieux, au moment où William Haxby exploitait les données du radar altimétrique. Il avait réalisé la première carte mondiale des variations topographiques de la surface de la mer. Cela a été un choc, parce qu’elle montrait pour la première fois le système général des dorsales, des zones de fracture et des zones anormales. A cette époque, on ne faisait pas couramment d’impression au format A0, si bien que nous regardions la carte sur son écran d’ordinateur, et je trouvais cela fabuleusement intéressant ! Il faut se souvenir qu’à la fin des années 70, si nous disposions déjà de nombreuses données océaniques, nous n’avions rien pour les zones reculées et difficiles d’accès du grand nord et du grand sud. » Les données transmises par Seasat souffraient toutefois d’une imprécision certaine. Même en les corrigeant, notamment aux points de croisement des trajectoires du satellite, la marge d’erreur ne descendait pas en dessous de quatre mètres. La technologie de l’altimétrie a fait depuis de tels progrès que le degré de précision est aujourd’hui de l’ordre du centimètre, voire du millimètre lorsque de nombreux passages sont effectués sur la même trace. « Faute d’une précision suffisante, nous ne pouvions guère étudier que les grandes structures géologiques, à l’échelle de la centaine de kilomètres, mais quelle révolution à l’époque. Progressivement, au fur et à mesure des progrès accomplis, nous avons pu affiner nos analyses. Et aujourd’hui, l’altimétrie permet d’étudier l’évolution de l’environnement à travers une observation très fine de l’expression des courants marins ou des variations de densité de l’eau », explique le chercheur.
Tomographie sismique
Il repère une seconde avancée majeure dans le domaine des géosciences marines avec le développement de la tomographie sismique. Voilà une vingtaine d’années que les géophysiciens ont entrepris d’utiliser les ondes sismiques générées par les séismes pour étudier les variations de la vitesse de propagation de ces ondes à l’intérieur de la terre. La technique s’est perfectionnée au point de fournir aujourd’hui des images radiographiques de l’intérieur du globe que Jean-Claude Sibuet qualifie « d’absolument remarquables ». Des images qui montrent notamment toutes les zones de subduction, là où une plaque tectonique s’enfonce sous une autre plaque de densité plus faible, en général une plaque océanique sous une plaque continentale ou sous une plaque océanique plus récente, jusqu’à des profondeurs de 800 kilomètres. « Il est donc possible de retracer l’histoire passée de ces plaques en utilisant cet outil qu’est la tomographie sismique », conclut Jean-Claude Sibuet. Il n’était pas lui-même un spécialiste de cette technique, mais il a beaucoup travaillé dans ce domaine en collaboration avec d’autres chercheurs rompus à l’utilisation des données tomographiques. La dernière étudiante dont il a encadré le travail à l’Ifremer travaillait spécifiquement sur la tomographie, au moyen des observatoires sismiques que l’institut installe sur le fond des océans. « Cela permet de faire une tomographie de détail à l’échelle d’un cube d’une centaine de kilomètres de côté afin d’étudier des structures géologiques de petite taille. »
Le drame de Sumatra
S’il ne fallait en citer qu’un seul exemple, ce serait celui de la campagne « Sumatra Aftershocks ». Le 26 décembre 2004, les sismologues détectent dans l’océan Indien un séisme d’une magnitude exceptionnelle de neuf degrés sur l’échelle de Richter. L’épicentre se situe au large de l'île de Sumatra, dans une zone très sensible du fait de la friction entre les plaques tectoniques indo-australienne et eurasienne. Le séisme génère des vagues dévastatrices, tuant plus de 280.000 personnes dans onze pays autour de l’océan Indien, et en particulier dans le nord de l'île de Sumatra, proche de l'épicentre du séisme. Les événements ont « extrêmement choqué » Jean-Claude Sibuet. « J’ai songé que je pouvais essayer de comprendre ce qui s’était passé afin de parvenir à minimiser les impacts de telles catastrophes à l’avenir. Dès le mois de janvier, j’ai proposé à Jean-François Minster, alors président de l’Ifremer, de lancer une campagne le plus rapidement possible pour enregistrer les répliques de ce tremblement de terre à l’aide de sismographes de fond de mer et d’identifier les failles actives. » Du 15 juillet au 9 août 2005, en collaboration avec l’Institut Paul-Emile-Victor, mais aussi avec l’Institut de physique du globe de Paris et plusieurs organismes indonésiens, Jean-Claude Sibuet embarque sur le Marion-Dufresne en tant que chef de mission. « Il était tenu pour acquis que la déformation s’était faite entre la plaque supérieure et la plaque océanique indo-australienne, qui subductait. Or nous avons pu montrer, en étudiant mieux ce phénomène de subduction, que la cassure initiale n’avait pas atteint la fosse elle-même, c’est-à-dire la limite où la plaque océanique plonge sous la plaque continentale. En fait, le mouvement de la plaque océanique s’est transformé en un mouvement vertical d’une dizaine de mètres le long d’une faille active très pentée, poussant la colonne d’eau vers le haut et provoquant le raz-de-marée. Cette explication, très controversée au début, est une des contributions intéressantes de ma fin de carrière », explique le chercheur.
Des collaborations internationales
A la suite de cette campagne, Jean-Claude Sibuet a travaillé étroitement avec des scientifiques de Taïwan pour mettre au point des systèmes d’alerte des tsunamis, afin de prévenir les populations menacées à temps pour qu’elles évacuent. A vrai dire, il était depuis longtemps déjà en cheville avec des chercheurs taïwanais. Il a toujours considéré les collaborations avec des scientifiques étrangers comme une chance à saisir. D’une part, parce que ces relations échappent à la compétition personnelle qui peut surgir entre collègues d’un même organisme ou d’un même pays. D’autre part, parce que l’ouverture à d’autres manières de travailler et à des disciplines proches est intellectuellement très enrichissante. « J’ai beaucoup voyagé, et j’ai gardé de ces échanges avec des chercheurs étrangers quelques amitiés précieuses », confie Jean-Claude Sibuet.
Zaïango, un programme exemplaire
L’ouverture est pour lui au coeur de la recherche. Il en veut pour preuve la force que l’Ifremer a tirée de son extraordinaire pluridisciplinarité. Tel qu’il s’est développé, le département des géosciences marines réunissait ainsi des spécialistes des différentes branches des sciences de la terre, loin de la dichotomie entre géophysique et géologie « qui prévaut traditionnellement en France », critique-t-il. Géologues, géophysiciens, sédimentologues, géochimistes et géochronologistes pouvaient ainsi dialoguer, mettre en commun leurs concepts et leur terminologies. « C’est précisément cette fédération de compétences et d’outils qui a attiré les compagnies pétrolières et permis de financer et de mener à bien un projet tel que Zaïango », juge-t-il. Ce programme dédié à l’étude de la marge continentale du Gabon, du Congo et de l’Angola s’est déroulé de 1997 à 2002 et a fait significativement progresser la connaissance des grands fonds. Pour Total-Fina-Elf, l’intérêt était de repérer les gisements d’hydrocarbures les plus intéressants pour l’exploitation dans une zone où l’effort de prospection passait par la mise en oeuvre d’une batterie d’instruments très perfectionnés. L’Ifremer apportait précisément ces compétences tout en insérant dans le projet un volet biologique, afin d’étudier l’impact des forages sur l’environnement naturel de cette partie de l’océan atlantique. « L’institut aimerait bien aujourd’hui refaire un programme tel que Zaïango ; mais peut-être n’a-t-il pas suffisamment préservé la variété de ses domaines de recherche, la palette de ses compétences, pour intéresser encore la grande industrie », regrette Jean-Claude Sibuet. D’où l’importance, selon lui, de redévelopper au sein de l’institut ce potentiel de recherche au plus haut niveau.