Michel Segonzac, bestiologues des grands fonds

Michel Segonzac ne passe pas inaperçu. C'est un personnage, un physique. Ce n'est pas pour rien qu'en 1998, lors des trente ans du centre de Brest, sa photo a été choisie comme emblématique du chercheur. Imaginez : un barbu arborant un catogan, l'oeil rivé sur le microscope. Et quand vous avez la chance de le rencontrer, ce sont son accent chaleureux du sud-ouest et sa voix rocailleuse qui s'imposent. Il dégage une grande vivacité et un dynamisme communicatif, mais pour autant le scientifique n'en est pas moins sérieux, calme et posé, surtout quand il parle de ses bestioles, comme il dit.

Michel Segonzac concrétise à la fin de sa carrière « le rêve de beaucoup de chercheurs en zoologie », avoue-t-il : découvrir un animal inconnu. Il acquiert même une gloire planétaire grâce à ce spécimen d’une espèce nouvelle, dont la photo fait le tour du monde en mars 2006. C’est la « galathée yéti », de son nom commun et évocateur : car si elle présente les caractéristiques classiques de la galathée, elle arbore également des pattes exceptionnellement velues. Il s’agit véritablement d’une nouvelle famille de crustacés décapodes. Cela s’est fait un peu par hasard, alors que Michel Segonzac participait à une campagne américaine au large de l’Ile de Pâques, en 2005. L’équipe américaine, qui étudiait la génétique des espèces hydrothermales, avait invité le chercheur français, réputé dans la communauté scientifique pour la connaissance phénoménale des espèces marines profondes qu’il a acquise au fil du temps passé en milieu océanographique.

Le tri, tonneau des danaïdes

Son métier, c’est la taxinomie, c’est-à-dire la description et la classification des espèces animales. Michel Segonzac est embauché en 1974 pour monter et gérer un laboratoire, le Centre national de tri d’océanographie biologique (Centob). L’initiative du laboratoire revient à la fois au Centre national pour l’exploitation des océans (Cnexo), en particulier à Lucien Laubier, alors chef du département scientifique du Cnexo et au Muséum national d’histoire naturelle, notamment à Claude Monniot, directeur du comité scientifique du Centob. Le laboratoire ainsi créé a pour mission de trier la fabuleuse quantité d’échantillons récoltés dans le cadre du programme Biogas, lancé en 1972 et consacré à l’étude des communautés animales profondes du golfe de Gascogne. Joëlle Galéron et Patrick Briand sont engagés aux côtés de Michel Segonzac. Aujourd’hui encore, ils font partie du département Etudes des écosystèmes profonds (Deep) de l’Ifremer.

Les campagnes océanographiques sont menées sur le Jean Charcot, le navire amiral de la flotte océanographique du Cnexo, équipé à la fois de dragues, de carottiers et de chaluts, ce qui permet de récolter des quantités importantes d’échantillons. Au cours des premières campagnes, des taxinomistes étaient présents à bord des navires, mais ils n’étudiaient que les animaux relevant de leur spécialité ; le reste des récoltes biologiques était perdu. Pour éviter ce gâchis, il fut décidé de fixer dans le formol la totalité des récoltes et de les transférer au Centob, au retour du navire. Là commence le travail quotidien du laboratoire. Il s’agit de trier par catégories zoologiques les animaux récupérés par chalutages, draguages et carottages. Ce travail de tri prend énormément de temps, car les échantillons sont livrés par bidons entiers. Michel Segonzac reconnaît d’ailleurs qu’à ce moment de l’histoire du Centob, « on était noyé par les prélèvements à trier ». Son équipe et lui ont encore en mémoire le tri de la campagne Norbi (mer de Norvège profonde), en 1977 : près d'un million d'individus triés en trois mois ! Le laboratoire est d’autant plus submergé qu’il entreprend de trier également pour le compte d’autres organismes de recherche français, qui font appel à sa compétence.

L'arrivée des sous-marins

La seconde phase du travail consiste à envoyer les collections d’animaux à des taxinomistes susceptibles de les identifier, c’est-à-dire d’établir le nom, le genre et la famille de chaque animal. Lors de la mis en place du laboratoire, peu de taxinomistes étaient spécialisés dans le milieu profond. Michel Segonzac a dû constituer le fichier de plus d’une centaine de taxinomistes français et étrangers, avec lesquels le laboratoire a correspondu et noué de longues et fructueuses relations.La recherche profonde a ensuite développé des collaborations régulières avec les géologues. « Ils avaient plus de moyens que nous : plus de ‘temps-bateau’ », précise Michel Segonzac. Au cours de leurs nombreuses campagnes d’exploration, les géologues avaient l’occasion de repérer des sites intéressants, ce qui faisait gagner du temps aux biologistes et facilitait l’organisation de leurs missions. Cette collaboration s’est appuyée sur la mise au point de nouvelles technologies, notamment de sous-marins de recherche. Le travail du département d’ingénierie et d’instrumentation du Cnexo, qui consistait à développer des moyens d’exploration et des outils adaptés aux campagnes des équipes scientifiques, s’est ainsi révélé décisif pour l’équipe du Centob. L’arrivée des sous-marins a profondément modifié son travail : équipés de petites pinces et d’un aspirateur, les sous-marins permettent une exploration des fonds plus précise et des récoltes plus ciblées. Au final, la quantité d’animaux à trier est sensiblement réduite, au grand soulagement de l’équipe de Michel Segonzac, qui a ainsi pu consacrer plus de temps à la recherche proprement dite.

Les sources hydrothermales

Un événement majeur bouleverse également le travail des biologistes : en 1977, les Américains découvrent les premières sources hydrothermales, au large des Galapagos. Autour des sources se développe une forme de vie foisonnante, totalement inconnue jusqu'ici. Une communauté d'organismes étranges, de grande taille et de morphologie étonnante, forme autour des sources chaudes des peuplements exubérants, qui contrastent avec la pauvreté habituelle des grands fonds océaniques en organismes vivant. « Là où auparavant on trouvait un gramme de matière vivante par mètre carré, ce sont 40, 50 et jusqu’à 80 kilogrammes de matière vivante par mètre carré qui sont rassemblés », s’émerveille Michel Segonzac. Le Centob participe très activement à ces études : il a mission de trier toutes les collections d’animaux récoltées au cours des campagnes françaises.

De nouvelles espèces sont repérées. Jean Francheteau, un géologue, aujourd’hui à l’université de Bretagne occidentale, rapporte au laboratoire le premier spécimen de ver de Pompéi, issu d’une source hydrothermale du Pacifique. C’est à un autre scientifique du Cnexo qu’il revient, en 1980, de décrire cet animal : Daniel Desbruyères, spécialiste des vers, qui deviendra le directeur du département Etudes des écosystèmes profonds au centre Ifremer de Brest.

Le Centob prend du galon

L’exploration des sources hydrothermales confère au travail du Centob une envergure nouvelle. Au début des années 80, le Centob intègre complètement la structure du Cnexo, puis de l’Ifremer en 1984. Il devient alors le laboratoire de tri du département Environnement profond. Plus question désormais de trier les campagnes d’autres organismes de recherches. Les campagnes à bord des sous-marins sont dédiées dorénavant aux chercheurs en environnement profond, qui ne limiteront plus leur champ d’investigation au golfe de Gascogne et aux plaines abyssales. Ils se lancent à l’étude de nouveaux sites, notamment les sources hydrothermales du Pacifique. Evoquant ces campagnes, Michel Segonzac confie quelques impressions forte, comme la première plongée sur ces sites : « C’est vraiment un moment exceptionnel de voir comment toute cette vie peut grouiller là où on s’attend à voir le désert ; toutes ces espèces bizarres vivant là, depuis des millions d’années. Et… à notre insu. Pouvoir faire partie de cette rencontre de deux mondes qui s'ignoraient est un privilège rare. »

De nouveaux moyens sont dégagés. La recherche intensive dans les grands fonds s’accélère au fil des évolutions technologiques. En 1986, de nouvelles sources hydrothermales sont repérées au milieu de l’Atlantique. Plus récemment, l’hydrothermalisme a pris une importance particulière pour l’Europe, des sources moins profondes ayant été identifiées au large des Açores, un territoire portugais. Des programmes européens se mettent en place afin que les scientifiques puissent étudier plus avant les sources et leurs communautés animale.En 2002, nouvelle découverte majeure des géologues : au large de l’Angola, les marges continentales présentent des suintements froids, abritant de très importantes communautés animales. Brusquement, le Centob s’est retrouvé face à une forte recrudescence du travail de tri. Pour le mener à bien dans des délais raisonnables, le laboratoire a eu recours à des techniciens employés en contrat à durée déterminée. Au passage, Michel Segonzac avoue regretter ne pas avoir pu garder dans son équipe « toutes ces personnes de qualité ». Il a senti une évolution des relations de travail. Les évolutions technologiques accélèrent l’activité des scientifiques, alors que le tri lui-même ne peut guère aller plus vite. « Les chefs de mission veulent les résultats le plus rapidement possible, soupire-t-il, alors que l’étude d’une communauté animale, avec l’identification de la plupart des organismes, peut prendre dix à quinze ans ! »

Les suintements froids

Une fois traitées les collectes issues des suintements froids, le travail de tri du laboratoire s’est ralenti. Celui des taxinomistes également. Aussi le laboratoire redéploie-t-il son activité vers la recherche physico-chimique, dans le but de comprendre les caractéristiques de l’environnement de ces animaux. « Une fois dressé l’inventaire d’une source hydrothermale, il faut comprendre comment les animaux vivent là », explique le scientifique. Le Centob a développé des collaborations avec plusieurs laboratoires pour élargir les compétences. La station biologique de Roscoff, par exemple, fournit des informations sur la physiologie des communautés animales. Quant à la faculté des sciences de Jussieu, un de ses laboratoires a mis au point une enceinte pressurisée. Cet outil représente une avancée considérable, car il permet de remonter des animaux des fonds abyssaux et de les garder en vie en les replaçant dans les conditions de pression de leur environnement. Conserver et étudier des spécimens vivants permet de faire considérablement progresser la connaissance de la vie dans les grands fonds. L’évolution du travail de Michel Segonzac reflète ces tendances générales de la science et de la technologie. Au-delà du tri, il s’est impliqué de plus en plus dans la recherche. « Je pouvais apporter des observations, fournir des éléments et des données écologiques que les taxinomistes n’avaient pas », dit-il avec un enthousiasme qu’il a envie de partager. L’écologue est ainsi venu enrichir le travail des taxinomistes. Les publications sont devenues plus fournies, mettant à disposition de la communauté scientifique des descriptions très précises, appuyées par des illustrations et des photos de très bonne qualité.

L'influence d'Internet

Ces années de correspondance et de collaboration avec des spécialistes se sont concrétisées par un travail de longue haleine, une réalisation dont Michel Segonzac « rêvait depuis longtemps » et à laquelle il s’était attelé depuis une dizaine d’années : la rédaction d’un manuel de pré-identification, avec Daniel Desbruyères et Monica Bright, une scientifique autrichienne de l'université de Vienne. Le but de ce manuel, édité en anglais sous le titre « Handbook of Deep-Sea Hydrothermal Vent Fauna », est de permettre aux personnes embarquées sur les navires, qu’elles soient pilotes, plongeurs ou chercheurs, de disposer d’un outil les aidant à reconnaître et décrire les animaux qu’ils observent au cours de leurs campagnes. L’ouvrage est également couramment utilisé dans les laboratoires et dans les bibliothèques.

Ces fructueuses relations de travail ont grandement bénéficié des évolutions technologiques. Michel Segonzac évoque en souriant la lenteur des échanges d’informations par courrier postal avec des taxinomistes japonais, par exemple. Il voit en Internet un instrument fascinant, qui a permis à la recherche océanographique de faire un bond considérable. Un nouvel outil est venu compléter les activités du laboratoire : la constitution de la base de données biologiques Biocean, qui concentre la quantité extraordinaire de données collectées par l’équipe au cours des études conduites sur les différents écosystèmes de l'environnement profond. Les données transmises par les taxinomistes sont ainsi archivées dans cette base. Internet ne laisse au chercheur qu’un seul regret : celui de ne pas avoir assez de temps pour utiliser l’outil au maximum. Il se dit un rien frustré : « Il y a un moment où on est obliger de freiner, de reculer, de choisir, et c’est dommage. »

Des moments forts

Michel Segonzac garde de son parcours d’océanographe des moments forts et des émotions vives, qu’il partage volontiers. « J’ai l’impression d’avoir vécu des moments forts au quotidien », dit-il d’abord en riant. L’un des premiers remonte à sa première campagne sur le Jean Charcot. « C’est le spectacle de tout le long processus des opérations de mise à l’eau d’un chalut, dont certaines paraissent incompréhensibles, voire inutiles. Et pourtant, tout s’enchaîne, et au terme d’une véritable chorégraphie des marins qui, à l’arrière du bateau, associent compétence et complicité, la magie agit et le chalut est mis à l’eau, impeccablement. » Moment fort aussi, bien sûr, celui de la première plongée en sous-marin. Pas à cause de l’angoisse d’un incident quelconque (même si le risque n’est pas nul), car là aussi, on est fasciné par cette « dizaine de techniciens et ingénieurs gravitant, des heures avant et après chaque plongée, pour contrôler et contrôler encore le bon fonctionnement de l’engin ; mais plutôt à cause de la mise à l’eau du sous-marin, merveille de haute technologie et pourtant fétu de paille dérisoire, se balançant sous le portique avant d’être abandonné dans l’eau pendant huit heures. Puis vient la descente, avec cet enfermement, avec cette lumière qui diminue progressivement, pour disparaître complètement ; l’arrivée sur le fond chaotique des basaltes noirs, couverts de poussière, donnant, avec l’éclairage blafard des projecteurs de la soucoupe Cyana, des paysages lunaires. Et surtout, l’arrivée brutale, inattendue au milieu de ce désert, de cheminées grouillantes de vie, là depuis des millions et des millions d’années, à l’insu de toute conscience. Que de questions passent alors dans la tête sur l’origine de la vie, son apparition sur cette planète, tout ça… »

Au laboratoire, le tri des récoltes aurait pu paraître parfois routinier. Pourtant, on savait que derrière cette masse d’animaux se cachaient beaucoup d’espèces qui, une fois étudiées par les taxinomistes, s’avèreraient nouvelles. « C’est une jouissance particulière et durable, que de penser qu’on participe à l’identification d’une nouvelle espèce. Comme une naissance. La soustraire à un bien long anonymat, se réjouir de sa présence parmi nous, connaître de nouveaux co-locataires de notre planète. Si j’étais croyant, je me flatterais peut-être d’avoir pu participer à la première mission que Dieu a donné à l’homme : "Dieu modela encore du sol toutes les bêtes sauvages et tous les oiseaux du ciel, et il les amena à l'homme pour voir comment celui-ci les appellerait : chacun devait porter le nom que l'homme lui aurait donné." »

Et puis bien sûr, il y a l’émotion de sa découverte de la galathée yéti. Cette plongée au sud de l’île de Pâques était particulière. « C’est le point où les plaques tectoniques s’écartent le plus vite, près de vingt centimètres par an. Il y avait d’énormes champs de lave en coussins. On avait l’impression qu’il se passait quelque chose en dessous, de vraiment très fort ; comme une force diabolique que je n’avais jamais observée au cours des plongées précédentes. On sent comme un enfer, au sens du magma. » Pour atteindre l’Olympe des chercheurs, il faut sans doute s’approcher de « l’Enfer ».

Il reste tant à faire

Pour Michel Segonzac, la recherche fondamentale dans les grands fonds ne disparaîtra jamais. Elle change de forme, cependant, avec des partenariats avec des entreprises privées ou publiques, qui répondent à une demande sociétale, notamment autour de la microbiologie appliquée. Et la nature a encore beaucoup à nous apprendre, précise le chercheur : « Nous n’avons découvert que 230.000 espèces marines actuelles ! Certains chercheurs pensent qu’il en reste encore entre un et dix millions à décrire. Il reste encore beaucoup de surface à explorer au fond des océans, on n’est pas à l’abri de nouvelles découvertes. » Peut-être ne seront-elles pas toutes aussi spectaculaires que celle de la galathée yéti, qui couronne sa carrière de manière éblouissante.

Pour résumer son parcours, Michel Segonzac aime dire qu’il est toujours resté « dans la biodiversité ». « Au départ, c’est vers l’ornithologie que le hasard m’a dirigé, avec notamment l’étude des oiseaux marins des terres australes, celle des mammifères d’Afrique de l’Ouest, dans les parcs nationaux du Sénégal. Enfin, le lien entre mes premières expériences et le reste de ma carrière, c’est que j’ai toujours mené des inventaires faunistiques, sur terre ou au fond des mers. Mon parcours n’est pas imitable… C’est le hasard et la chance qui m’ont permis de faire cela. Avant d’être embauché au Cnexo, j’ai inondé le monde avec mon C.V. et j’ai eu deux réponses ; je me suis dit que la biologie c’était pas très porteur ».

Il a même pensé un moment repartir vers le métier de ses ancêtres dans les vignobles du sud-ouest. Cela aurait été dommage pour la Science !

Pour en savoir plus : http://www.ifremer.fr/droep/index.html 

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