Myriam Sibuet, la Pasionaria des abysses
Myriam Sibuet a voulu tout mener de front : sa passion pour la biologie des abysses, la restauration d’une ancienne ferme bretonne et sa vie de famille. Voyageant beaucoup, embarquant plus encore. Elle raconte comment, de spécialiste des échinodermes, elle s’est engagée dans l’animation de programmes internationaux et a terminé sa carrière à l’Ifremer comme conseillère scientifique.
Myriam Sibuet est la première biologiste à avoir été recrutée par Lucien Laubier, qui voulait constituer une équipe de biologie abyssale au sein du département scientifique du Centre océanologique de Bretagne (Cob) alors en construction. A ses côtés, elle apprend la taxinomie des vers annélides polychètes et se spécialise ensuite dans l’étude des échinodermes auprès du professeur Gustave Cherbonnier, du Muséum national d’histoire naturelle. C'est une science lente que la taxinomie, pour laquelle il est nécessaire de faire un travail exhaustif de bibliographie qui lui prendra une dizaine d’années. Dans les années 80, elle bascule, comme l’ensemble de l’équipe, d’une approche naturaliste à une approche écologique des grands fonds, pour prendre ensuite la direction du laboratoire désormais dit d’écologie abyssale. Tout en évoquant les responsabilités qu’elle a assumées sans jamais les avoir cherchées, elle souligne la crise qui pointe du fait du manque de systématiciens, ces spécialistes de la classification du vivant, en France comme dans de nombreux pays occidentaux.
Des univers à part
Dans sa jeunesse, Myriam Sibuet pratiquait l’alpinisme, souvent seule femme des cordées. Les courses en montagne lui ont donné le goût de l’aventure, des horizons renouvelés. Des « univers à part », dit-elle… Passer de la montagne à la mer fut simplement affaire de circonstances et de rencontre avec des enseignants hors du commun. Née en Alsace, elle a étudié les sciences naturelles à l’université de Strasbourg, et plus particulièrement la biologie. « Une vision naturaliste prévalait à l’époque. Il y avait un savoir sûr, précis, incontesté, porté par des professeurs qui étaient véritablement des mandarins. Ils m’ont certainement transmis le goût du détail, quelque chose de presque maniaque », reconnaît-elle en riant. Une série de stages en biologie marine éveille sa curiosité pour l’océan. A l’heure de chercher un emploi, elle décide d’aller voir du côté du tout jeune Centre national pour l’exploitation des océans (Cnexo), dont personne à Strasbourg ne savait guère de quoi il retournait. « Je pensais plutôt faire de l’enseignement, mais ce nouvel institut de recherche me laissait espérer que mon futur mari et moi pourrions trouver un travail au même endroit, lui en géophysique, moi en biologie. Mes professeurs doutaient de la pérennité du nouvel organisme, ne savaient pas si le centre opérationnel serait implanté à Brest ou à La Rochelle… J’ai tout de même envoyé une lettre de candidature.
L’arrivée à Brest
C’est ainsi que Myriam Sibuet est recrutée par Lucien Laubier. Elle entre au Centre océanologique de Bretagne « le 2 mai 1969 », tient-elle à préciser. Elle vit le défrichement du terrain, la construction du premier baraquement, la démolition de l’ancienne ferme appelée le coquiller. Elle excuse l’architecte, qui « avait une vision d’ensemble de ce qu’il voulait faire du lieu ». Mais le jeune couple a davantage le goût des vieilles pierres et se lance dans la restauration d’une maison « de 1634, la plus vieille du village », précise-t-elle encore. Une entreprise qui contribue à l’ancrer définitivement dans le Finistère, même si Myriam Sibuet voyage beaucoup.
Première campagne
Sitôt après son arrivée, elle a l’occasion de participer à la première grande campagne océanographique pluridisciplinaire, à bord du Jean-Charcot, d’une durée de trois mois. « La présence des géologues et des géophysiciens allait de soi, mais il n’y avait pas alors de tradition d’exploration des grands fonds sous l’angle de la biologie », explique-t-elle. Le Cnexo renouait ainsi avec l’histoire océanographique du début du XXe siècle initiée par le prince Albert 1er de Monaco. Les biologistes utilisaient d’ailleurs le même type de nasses qu’alors. L’innovation technique prend d’abord la forme d’un chalut à perche, commandé à un atelier qui fabriquait des chaluts de pêche. « Pour limiter le câble, nous avons imaginé de placer un poids à l’avant, afin que le chalut pique tout de suite au fond. Il était ensuite traîné sur les fonds abyssaux de l’Atlantique, à 5.000 mètres de profondeur. Nous avons vite compris que nous pouvions laisser l’engin en place plus d’une heure sans risque de le surcharger, parce que la faune de grande taille s’est révélée rare sur le fond. » Par contraste, la faune de toute petite taille s’est avérée très abondante et étonnamment diverse, notamment dans les sédiments, nécessitant la fabrication d’une drague épibenthique qui retenait les animaux jusqu’à 250 microns. « Depuis, j’ai toujours autant veillé à améliorer l’instrumentation qu’à progresser dans l’observation », résume Myriam Sibuet
Devenir systématicienne
Une fois le chalut relevé commence l’implacable travail de tri par grand groupe zoologique. De retour à terre, il faut affiner la tâche. Myriam Sibuet entreprend alors de classer, à l’aide d’une loupe binoculaire, tous les échinodermes récoltés durant la campagne. Lucien Laubier, lui, était spécialiste des polychètes, tandis que Pierre Chardy, recruté quelques mois après elle mais qui n’avait pas pris part à la campagne, se concentre sur les isopodes. Il convient d’abord d’apprendre à identifier ce qui correspond aux critères des classifications zoologiques. « C’est tout un savoir méthodique à acquérir pour classer les caractéristiques anatomiques des animaux, repérer quel caractère n’a jamais été observé auparavant sur aucun genre, aucune espèce. » Avant de déterminer une espèce nouvelle, encore faut-il en effet connaître ce qui a déjà été observé. Le dépouillement de la littérature doit donc être systématique, au-delà des inévitables obstacles linguistiques. « Les Russes, en particulier, travaillaient déjà beaucoup en Atlantique. Il y avait donc de fortes chances de retomber sur des espèces déjà décrites par leurs scientifiques. » Un travail d’autant plus long que le Centre océanologique de Bretagne ne dispose alors pas de bibliothèque. Une fois par semaine, Myriam Sibuet se rend à la bibliothèque de la station biologique de Roscoff, créée à la fin du XIXe siècle et dépendant de l’université Paris VI. Sous l’impulsion de Lucien Laubier, elle et les autres biologistes de l’équipe courent les antiquaires à la recherche d’ouvrages utiles, constituant ainsi le premier fond documentaire du Cob. « J’ai mis au moins dix ans avant de devenir une bonne systématicienne. Il faut beaucoup de patience et de sens de l’organisation. Des collègues d’autres disciplines se demandaient comment je supportais de rester des heures durant devant ma loupe binoculaire ! », s’amuse-t-elle.
Un centre de tri tant attendu
Le travail de tri était absolument colossal, au point de ne pas laisser de place à la recherche. Au bout de six ans, sur la base d’un accord avec le Muséum national d’histoire naturelle, un centre de tri a enfin été constitué. Michel Segonzac, Joëlle Galéron et Patrick Briand ont été recrutés, d’abord financés par le Muséum puis titularisés à Brest. Peu à peu, ils ont à leur tour appris à reconnaître la faune des milieux profonds. Ce fut un vrai soulagement. « Nous continuions tous de trier, y compris Daniel Reyss, devenu responsable de l’équipe après la nomination de Lucien Laubier à la direction du centre de Brest. Mais cela ne mangeait plus tout notre temps. » Les biologistes ne gardaient ensuite que les spécimens dont ils étaient spécialistes et envoyaient ailleurs le reste des récoltes, l’essentiel en vérité, pour identification par des taxinomistes.
Conquérir le sous-marin
La création du centre de tri coïncide avec l’accès des biologistes aux engins sous-marins, pour lequel Myriam Sibuet a joué un rôle décisif. « C’est en 1975 que j’ai commencé à demander l’autorisation de plonger, à bâtir un argumentaire en faveur de l’utilisation des sous-marins par les biologistes, que j’ai défendu dans une série de textes et de comités. Cela s’est fait sans trop de mal, il fallait surtout oser demander. Le soutien de Jacques Debyser m’a apporté la caution des géologues. Quant à l’équipe du centre de Toulon, qui s’est créé autour du sous-marin, elle aimait innover. » Obtenir une campagne supposait d’abord de prouver que le sous-marin permettait d’observer la faune. Ce fut le prétexte de la première plongée de la biologiste, en 1976, à l’occasion d’un essai technique de Cyana. Pas de chance, en Méditerranée, « on ne voit pas grand chose… ». Mais quelle expérience ! « J’ai adoré les plongées en sous-marin, à l’exception de la première, marquée par une panne de batterie de la Cyana. Plongés dans le noir à la recherche d’une lampe de poche, nous n’en menions pas large. Mais je suis restée excessivement calme, moi qui suis pourtant volubile ! C’est le seul incident que j’ai vécu, les autres plongées ont été un délice. » Evidemment, observer ne suffisait pas, il fallait aussi pouvoir prélever des animaux et du sédiment. Myriam Sibuet a ainsi participé au comité technique du futur Nautile pour demander que l’engin soit équipé de pinces, de bras manipulateurs, de paniers, autant d’outils nécessaires aux biologistes et dont la Cyana n’était pas pourvue. Plus tard encore, elle suivra la spécification du robot sous-marin Victor.
De Biocyan au programme JGOF
Les biologistes des abysses réalisèrent seuls leurs premières campagnes dans le cadre du programme Biogas (pour biologie du golfe de Gascogne), suivi du programme Biocyan, à partir de Cyana. Déjà, ils avaient commencé à analyser d’une manière plus globale la faune des grands fonds. Il s’agissait de chaluter là où un phénomène écologique intéressant les guidait, d’étudier comment la profondeur influence la répartition des espèces, de réfléchir à la façon dont une espèce s’adapte à une profondeur donnée. « A côté des animaux, il fallait récolter les informations sur l’environnement chimique, la quantité de carbone organique disponible au fond pour nourrir cette faune, par exemple. » La découverte des sources hydrothermales par une équipe américaine, en 1977, renforce cette approche en termes d’écosystème et rend indispensable le travail pluridisciplinaire et l’utilisation d’un submersible. Toute la faune découverte était nouvelle et témoignait d’une activité bactérienne totalement différente. « Ce sont des collaborations avec des chercheurs d’autres domaines qui ont permis de mettre à jour un fonctionnement dépendant non plus d’un carbone dérivé de la lumière, donc des photons, mais d’un carbone produit par des bactéries utilisant le soufre ou le méthane. » Myriam Sibuet s’est alors engagée dans le programme international Joint Global Ocean Flux Study, qui étudiait le cycle du carbone dans l’océan. Elle a contribué à faire valoir l’idée d’étudier la colonne d’eau jusqu’au fond, au benthos, pour prendre en compte l’activité organique de la faune des sédiments. « C’est ainsi qu’est née une ouverture de plus en plus grande, le sentiment que les chercheurs du Cnexo ne pouvaient plus mener des campagnes dans leur coin mais en collaboration avec d’autres équipes, françaises ou étrangères. C’est toujours la vision actuelle. »
Une organisatrice
Dans la première partie des années 80, Myriam Sibuet cesse toute activité de tri pour se consacrer de plus en plus à l’organisation de projets et de campagnes impliquant des scientifiques de différentes disciplines et de différents pays. A côté de ses propres besoins de prélèvements et d’observations, elle doit tenir compte des objectifs de chaque partenaire. Elle confie avoir toujours eu plaisir à animer des équipes, à l’Ifremer comme dans les collaborations extérieures, à valoriser les gens dans un travail collectif. Elle a vécu comme un honneur la mission d’organiser en juin 1988, au centre de Brest de l’Ifremer, le cinquième congrès international de biologie abyssale, qui a marqué une évidente reconnaissance internationale de toute une équipe. Dans la foulée de la découverte des suintements froids dans les fosses du Japon, en 1986, à partir du Nautile (projets Kaiko et Kaiko-Nankai) , elle prend de plus en plus de contacts avec des chercheurs d’autres disciplines, au niveau international. Avec eux, elle explore les marges actives puis plus tard les marges passives, qui révéleront également l’existence d’écosystèmes à base chimiosynthétique. Un tournant dans les recherches s’opère en 1998 : le milieu industriel prend part au programme Biozaïre, dans lequel Myriam Sibuet initie l’étude des écosystèmes des marges passives du golfe de Guinée. A l’instar des sources hydrothermales, les sources de fluides chargés en hydrocarbures (principalement du méthane), ou suintements froids, favorisent une explosion de vie sous la forme d’invertébrés de grande taille. D’où l’intérêt de développer des recherches sur les symbioses bactériennes qui sont à la base de l’exploitation de ces ressources énergétiques originales. Ce dernier travail de thèse, encadrée en collaboration avec une scientifique du Max Planck Institut, en Allemagne, est une sorte de clôture des actions d’encadrement de thèse de la biologiste, qui a dirigé au total le travail de huit doctorants.
La thèse, passage obligé
C’est dans les années 80 que Myriam Sibuet s’est consacrée à sa propre thèse de doctorat d’Etat. Elle tenait d’autant plus à la soutenir qu’elle travaillait en contact étroit avec des universitaires et des chercheurs du Centre national pour la recherche scientifique (CNRS) ayant ce diplôme académique, et qu’elle aimait encadrer des étudiants « C’est une des rares fois où le fait que je sois une femme ait joué, en renforçant encore ma motivation ; j’estimais important, en termes de reconnaissance, de décrocher le diplôme le plus élevé à l’époque, alors que beaucoup de collègues masculins de l’Ifremer n’y tenaient pas. » Elle y consacre ses soirées et ses week-ends et décline l’offre de prendre la direction du laboratoire pour pouvoir mener son travail à bien. Cette thèse sur l’étude de la structure des peuplements des abysses à travers l’exemple des échinodermes, obtenue en 1987, marque la fin d’un travail placé sous le signe de la taxinomie, même si elle avait veillé à développer aussi une approche écologique. Il importe en effet de comprendre pourquoi telle espèce occupe tel milieu profond, quels sont les mécanismes physiques, chimiques, génétiques qui lui permettent de s’y adapter. « Les derniers chercheurs embauchés, y compris par moi-même en tant que responsable de département, sont plutôt des écologistes. Le centre de tri est toujours en activité, mais une part croissante des récoltes est expédiée pour identification. »
La curiosité à l’honneur
Enthousiaste de nature autant que lucide, Myriam Sibuet ne tire aucune amertume de cette évolution. Au demeurant, elle a pris beaucoup de recul par rapport au travail de recherche au gré de sa nomination en tant que conseillère scientifique. Le rôle de conseillère scientifique et technologique est « d’écouter ce qui se fait dans la maison, de repérer ce qui fonctionne et ce qu’il faut améliorer », explique-t-elle. La fonction amène à considérer tous les sujets, à s’intéresser aux projets de l’ensemble des stations et des centres. Ce qui l'a décidée à accepter la proposition de Jean-François Minster, c’est la curiosité. Dans cette fonction, qu’elle a poursuivie sous la présidence de Jean-Yves Perrot, elle a cherché à promouvoir l’évaluation, la reconnaissance des équipes, augmenter le nombre de chercheurs en thèse et l’accueil de chercheurs étrangers. Ce travail lui a donné l’occasion de s’ouvrir à des sujets et des gens qu’elle ne connaissait pas jusqu’alors. « La curiosité, c’est ce qui permet de vivre », assure-t-elle. Elle évoque en particulier le moment passionnant qu’a constitué pour elle le deuxième colloque de restitution du Défi golfe de Gascogne, en 2005. « Quelque soixante chercheurs présentaient leurs travaux, c’était remarquable. »
Drôle de retraite
Myriam Sibuet a eu deux ans à peine pour savourer cette vision globale de l’institut, avant de partir à la retraite. Mais il était clair qu’elle n’allait pas du jour au lendemain cesser toute activité scientifique et se retrancher dans ses vieilles pierres, aussi chères lui soient-elles. Sa retraite est placée sous le signe de l’ambitieux programme international Census of Marine Life, en tant que membre du comité scientifique et responsable de l’un des quatorze projets scientifiques (Comarge). Ce projet a pour objectif de constituer la première base de données de toutes les espèces marines en fédérant en réseau les bases existantes, en favorisant les recherches destinées à connaître, recenser les espèces, leur distribution et leur abondance : une manière de constituer une synthèse au niveau global, référence indispensable de la biodiversité marine et de son évolution.