Robert Ezraty, l'homme qui mesurait les vagues
S’il a quitté Marseille pour Brest, c’est parce que tout restait à faire, ici, pour appliquer la science à l’océan. « Nous étions une poignée, nous étions libres et un peu fous », raconte Robert Ezraty, dans son franc-parler chantant et parfois assassin. Des vagues à la glace en passant par le vent, il a toujours fait ce qu’il aimait, quitte à être parfois en marge des équipes d’océanographie physique.
Robert Ezraty se définit comme ingénieur, pas comme chercheur. Et il y tient. C’est en tant qu’ingénieur instrumentaliste qu’il a préparé à Marseille sa thèse de mécanique des fluides, financée par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA). « J’ai vraiment une formation d’ingénieur, j’ai fait des stages dans l’industrie, au rythme des trois huit, je sais ce que c’est que d’avoir un contremaître. » Il revendique cette connaissance de la vie réelle, la juge indispensable avant d’intégrer un laboratoire ou un poste d’enseignant, et ne comprend pas que les nouvelles générations veuillent sauter cette étape obligatoire.
Les pionniers
Robert Ezraty a le plus profond attachement pour « la grande période » du Centre national pour l’exploitation des océans (Cnexo), qu’il a rejoint en 1974 après avoir « claqué la porte du laboratoire marseillais où il avait passé sa thèse », lâche-t-il. Il dépeint avec force anecdotes un tableau très vivant du centre à ses débuts : une cinquantaine de personnes, des géologues, des aquaculteurs, des biologistes et quelques physiciens, tous regroupés dans un département scientifique ; un minimum d’infrastructures, dont le bassin d’essais et le château d’eau de mer ; une ambiance bon enfant, avec pique-niques, parties de football et retrouvailles au café. « Pour un Marseillais, c’est peut-être bizarre, mais je n’ai jamais songé à bouger de Brest. Nous avions tout à monter, c’était formidable ! En outre, mon épouse avait eu la chance d’obtenir un poste d’enseignante ici. »
Recruté pour mettre en oeuvre une instrumentation qui n’a jamais été achetée, Robert Ezraty a en réalité tout de suite travaillé sur la houle. A l’époque, les pétroliers commençaient à s’intéresser à l’exploitation offshore et ne savaient pas comment calculer leur structure en mer en fonction des états de mer. « Ils nous demandaient de mesurer les hauteurs, les périodes et la direction des vagues, de mesurer la vitesse et la direction des vents. Pour cela, il fallait d’abord trouver les bons capteurs et définir les bons paramètres. Cela a pris un peu plus de dix ans à l’équipe interactions océan/atmosphère, derrière Alain Cavanié, avec Michel Arhan et Jean-Pierre Gouillou. Nous sommes arrivés de façon entièrement théorique à calculer une densité de probabilité de hauteur et de période des vagues ; cela a fait la renommée de l’équipe. Notre plus grande fierté a été de voir que les chantiers navals de l’Atlantique utilisaient notre théorie et nos méthodes pour calculer leurs plates-formes pétrolières. »
Mais avant d’en arriver là, que de temps passé en mer, et par très gros temps de préférence ! « Quand les capitaines de navire apprenaient que le chef de mission faisait partie de notre équipe, ils ne se bousculaient pas pour être volontaires. C’était le mois de décembre, dans le golfe de Gascogne. Nous étions tellement malades que nous avions mis au point des appareils qui n’exigeaient de notre part que l’effort d’appuyer sur le bouton rouge. Tout de même, c’était marrant de faire ce que personne n’avait eu l’idée de faire… Et à force d’aller en mer mesurer les vagues et le vent et d’avoir mal au cœur, on s’est dit : c’est idiot, voilà qu’on commence à parler de satellites ! », s’amuse Robert Ezraty.
L’océanographie spatiale
En juin 1978, la Nasa met sur orbite le premier satellite d’observation des océans. Pendant cent cinq jours, Seasat remplit correctement sa mission de mesure des vents de mer et de hauteur des vagues. Un court-circuit interrompt prématurément son fonctionnement, mais l’essai s’avère concluant. L’Agence spatiale européenne décide de son côté de monter un programme similaire, en s’appuyant sur les différentes agences nationales, dont le Centre national d’études spatiales, en France. Or il ne suffit pas d’être capable de mettre au point un satellite équipé de radars et d’altimètres, encore faut-il étalonner les appareils. Pour cela, l’Agence spatiale européenne s’est mise en quête d’équipes capables d’aller en mer et de faire des mesures de vent et de vagues simultanément aux mesures prises par le satellite, afin de relier les deux sources d’information. « C’est là que nous sommes arrivés à l’océanographie spatiale, synthétise Robert Ezraty : de 1980 à 1991, pendant que tout était mis en œuvre pour préparer le lancement de ERS 1, ici à Brest nous mettions au point des instruments capables de mesurer vent et vagues de manière autonome ; à nous de les relier aux données relevées par les satellites. » Etant à la fois scientifique et « ingénieur de mesures », Robert Ezraty se retrouve ainsi responsable du projet d’étalonnage vent-état de la mer du satellite ERS 1.
Construire l’Europe scientifique
Elaborer des instruments de mesure in situ a exigé de nombreuses campagnes préparatoires. A cette occasion, Robert Ezraty a découvert l’Europe. « Et l’Europe n’existait pas, à l’époque, lance-t-il ; par exemple, chaque pays contribuait au budget de l’agence dans sa monnaie, qu’on traduisait en unités de compte dont le cours variait chaque jour. Nous nous sommes retrouvés un beau jour en baie d’Audierne, des Français, des Britanniques, des Allemands, des Néerlandais, des Italiens, ainsi que des Canadiens qui étaient associés au projet. En tout, plus de cent personnes, sept avions, un bateau, sept mâts instrumentés sur le cordon littoral entre Penmarc’h et Penhors Nous avons vraiment construit à la base l’Europe des scientifiques. »
Robert Ezraty le dit avec d’autant plus de conviction qu’il mesure le chemin parcouru depuis ses années d’étudiant. En 1971, dans le cadre de la préparation de sa thèse, il a l’occasion de participer à la campagne internationale Jonswap en mer du Nord sur la génération des vagues, organisée par le professeur Hasselmann, qui faisait référence en matière de théorie des vagues. Le projet était financé par l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan), dont une des missions était alors de faire travailler ensemble les scientifiques Américains et ceux des différents Etats européens pour les amener à combler le fossé creusé par les conflits mondiaux. « Je suis allé voir mon directeur de thèse, à Marseille, pour lui demander l’autorisation d’y aller, sachant que tout était payé par l’Otan. Il n’a pas levé le nez de ses papiers et m’a dit : "Allez chez les Allemands, je ne veux pas le savoir." Je m’en rappellerai toujours. »
La fusion
Dix ans plus tard, l’ambiance a changé et la coopération scientifique européenne a le champ libre. Les campagnes de mise au point des outils qui allaient servir à étalonner le satellite démarrent en baie d’Audierne. En raison de sa proximité géographique, le Cnexo se retrouve gestionnaire du projet. Logiquement, l’Ifremer prend le relais après la fusion avec l’Institut scientifique et technique des pêches maritimes (ISTPM). Un changement institutionnel que Robert Ezraty juge sévèrement. « Nous avions une mentalité casse-cou, fleur au fusil. Et après la fusion, nous avons été beaucoup plus contraints. Cela s’est senti dans l’organisation de la maison : nous sommes passés d’un contrôle des projets a posteriori, sur la base des résultats, à une censure pointilleuse a priori, avec des règles administratives excessivement contraignantes pour les scientifiques et une frilosité dans l’engagement des projets et des crédits associés.
Robert Ezraty veut pour preuve de cette pesanteur nouvelle le fait que les campagnes d’étalonnage du satellite ont délaissé la baie d’Audierne, au milieu des années 80, au profit de la Norvège. Les Norvégiens connaissaient à l’époque une croissance spectaculaire de la production de pétrole off-shore, qui leur assurait des revenus considérables, et étaient prêts à monter chez eux l’expérience d’étalonnage.« Certes, ils finançaient tout, reconnaît Robert Ezraty, mais ils ont pris nos techniques instrumentales, nos méthodes de calcul et même nos algorithmes géophysiques. Ici, ça a tué la petite entreprise avec laquelle nous avions mis au point tous les prototypes et qui comptait sur la série pour industrialiser le processus. Et moi, finalement, j’ai été le responsable scientifique de la campagne finale d’étalonnage et de validation, Calval ERS, en 1991, pas le responsable opérationnel puisque les Norvégiens prenaient tout en charge. »
La gestion de laboratoire
Cette année-là est également marquée par la scission du département d’océanographie physique de l’Ifremer, qui regroupait jusqu’alors l’ensemble des projets de physique des océans, et par la création d’un département d’océanographie spatiale. Robert Ezraty est invité à organiser la transition, avant de prendre la direction du nouveau département. « Il a fallu préparer cette séparation tout en faisant mon travail d’ingénieur-chercheur, ça n’a pas été facile », proteste-t-il. Pour lui, la scission reflète en partie une différence d’état d’esprit entre, d’un côté, ceux qui faisaient des recherches plutôt académiques, ne voulaient pas avoir trop de comptes à rendre et se plaignaient du manque de crédits et, de l’autre, ceux qui « avaient les mains dans le cambouis, qui faisaient de la recherche pour répondre à des questions précises » et pouvaient compter sur les financements des pétroliers ou de l’Agence spatiale européenne.
Toujours est-il qu’après avoir passé quatre ans à mettre en oeuvre ce changement d’organisation, Robert Ezraty a voulu se recentrer sur le travail scientifique. « Mais les copains n’avaient pas attendu. L’informatique avait totalement changé. C’était l’époque où l’on changeait d’informatique tous les quatre ans, parce que les systèmes changeaient tous les quatre ans. Plus délicat, nous nous retrouvions deux à travailler sur le même sujet, les échanges océan/atmosphère, puisque madame Katsaros, était venue des Etats-Unis, sur mon indication , pour prendre la direction du département. Et c’est à la faveur de ce changement de responsabilité que je suis passé aux glaces. »
Détournement de mission
L’un des radars du satellite ERS 1 destiné à mesurer le vent en mer s’est avéré fortuitement apte à fournir des renseignements sur les glaces. Un des buts du département d’océanographie spatiale était de mettre au point l’algorithme qui transformait les données transmises par le radar en vitesse et en direction de vent. Au bout de cinq ans, la petite équipe d’ingénieurs était parvenue à définir un algorithme qui marchait très bien dans 98 % des cas, mais aboutissait à des invraisemblances dans les 2 % restant. « Cela nous posait problème, parce que le contrat que nous avions avec l’Agence spatiale européenne exigeait de fournir l’algorithme le plus fiable possible. » Là est intervenue une trouvaille. « Nous étions au café un matin, à discuter entre copains. Je me souviens encore de l’idée de tracer la carte des endroits où l’algorithme de restitution du vent ne marchait pas. En 1991, côté informatique, c’était la préhistoire c’étaient des imprimantes avec des stylos qui traçaient les cartes. Naturellement, on avait écarté les continents, y compris le continent antarctique et la glace permanente du pôle Nord, pour ne garder que la mer. La carte commence à défiler par l’hémisphère nord, l’Equateur est passé sans problème, et tout d’un coup, au sud du Cap Horn, cela commence à s’affoler, des points partout. On a alors vu apparaître une espèce de couronne autour du continent antarctique : Nous avons reconnu la zone des glaces de mer. Voila pourquoi notre algorithme ne marchait pas, puisque le radar détectait des glaces de mer. Par contre, il y avait bien une signature physique du phénomène ! », raconte Robert Ezraty.
Affiner cette signature physique, tenter de déterminer l’âge et les mouvements des glaces, voilà qui l’a accaparé durant les dix-huit années suivantes. Jusqu’alors, seuls les pays nordiques faisaient de la glace un sujet d’études scientifiques, « surtout sur le terrain, précise Robert Ezraty, alors qu’avec ERS 1 il est devenu possible d’utiliser les radars diffusiomètriques pour étudier les glaces de mer. Cela nous a donné une reconnaissance, nous étions les premiers à faire ce genre de choses ». A plusieurs reprises, cependant, il a été question d’en finir avec cette thématique. Au milieu des années 90, en effet, les changements climatiques, n’étaient pas à l’ordre du jour. « Les dirigeants trouvaient que les pingouins, c’était bien gentil, mais que trois pingouins à l’Ifremer, cela coûtait bien trop cher pour une utilité hypothétique. En même temps, ils n’ont pas pris le risque de nous dire franchement d’arrêter. »
Un couple parfait
Petit à petit, l’équipe s’est résumée à un duo, Robert Ezraty dans le rôle de l’ingénieur expérimentateur et Alain Cavanié dans celui du théoricien matheux. Deux scientifiques qui ont travaillé régulièrement ensemble pendant plus de trente ans et se complétaient fort bien. Plutôt intuitif, Robert Ezraty passait le relais à son compère quant il s’agissait de formaliser une idée ; à l’inverse, Alain Cavanié se fiait à lui pour donner une illustration empirique d’une trouvaille mathématique. Or, au milieu des années 90 ,des collègues belges qui tentaient de modéliser l’évolution des glaces se sont demandés si les cartes satellites du département d’océanographie spatiale pouvaient éclairer leurs calculs. Leur intérêt a relancé la dynamique des glaces à l’Ifremer, jusqu’au départ à la retraite d’Alain Cavanié en 2000. Un coup dur, que Robert Ezraty a retourné à sa manière : « "Bonne chance", m’a-t-il lancé en partant… Là-dessus, j’ai fait ma mauvaise tête pendant un an et demi. J’ai refusé de faire autre chose. »
Les glaces en vedette
Curieusement, alors que la communauté scientifique internationale s’accorde depuis 1997 au moins à constater que des changements climatiques sont à l’œuvre, les glaces n’ont pas été prises en compte par l’Ifremer en tant qu’indicateur climatique avant le changement de millénaire. Pour Robert Ezraty, le salut est venu d’Europe. Des chercheurs danois et norvégiens sont venus le trouver parce qu’ils avaient besoin d’un outil d’identification des différents types de glace. Avec, à la clé, « un contrat magnifique de l’Europe », se réjouit-il. C’est là qu’il a mis au point le programme de dérive des glaces, un programme de traitement informatique de données, qui calcule quotidiennement la dérive des glaces. Un second contrat européen a suivi, assurant l’autonomie de Robert Ezraty dans sa discipline. « Jusqu’à ce qu’un jour, voici six ans, un directeur opérationnel nous arrive du Centre national d’études spatiales. Il était engagé dans les histoires de climat et avait compris que la glace pouvait servir d’indicateur climatique. Il est parvenu à financer une jeune post-doc, Fanny Ardhuin, qui est venue travailler avec moi alors que j’étais seul sur le sujet. Au bout de trois ans, elle a été titularisée. Elle a finalisé des produits qui intéressent fort les Britanniques, les Norvégiens et les Allemands et aujourd’hui les français du projet Mercator. »
Un peu de fantaisie…
Du côté des glaces, la relève est donc assurée. Mais Robert Ezraty se dit sceptique sur la suite de la recherche scientifique. Il regrette la perte de l’esprit « loufoque » qui prévalait dans les années 70, assurant que le « grain de folie » est indispensable pour faire germer des idées porteuses, dans les quinze ou vingt ans, d’un instrument innovant et permettant de répondre à des demandes précises. « Quand nous nous retrouvions au café, voici vingt ans, nous rêvions de capteurs qu’il suffirait de jeter à l’eau, qui navigueraient de façon autonome et retourneraient tout seuls à bord une fois leur mission faite… Pour les moyens techniques de l’époque, c’était vraiment du délire. Il n’empêche que l’idée a mûri et qu’ils fonctionnent, aujourd’hui, les fameux gliders, ces planeurs qui ressemblent à des mini sous-marins ; il ne leur reste plus qu’a sauter à bord ! »
Du temps, un peu d’argent, des jeunes et de l’imagination… la clé de la recherche scientifique serait là.