Yves Desaubies à l 'écoute des océans
Si c’est la tomographie acoustique qui a attiré Yves Desaubies à Brest, lui, le Belge formé aux Etats-Unis, il a acquis sa réputation internationale grâce aux programmes internationaux de surveillance de l’océan comme Woce, Argo et Mersea. Rodé aux abstractions mathématiques, il a aimé manier les « beaux joujoux » de l’exploration océanographique au cours des campagnes en mer. Un parcours plein de rebondissements.
Le 3.000ème flotteur dérivant du programme Argo, mis à l’eau en novembre 2007, est le symbole du succès de la coopération scientifique internationale en matière de surveillance océanographique. C’est aussi le symbole de la carrière aboutie d’Yves Desaubies. Il a joué un rôle majeur dans le montage du grand programme Mersea, qui combine mesures in situ, observation par satellites et modèles numériques sophistiqués pour progresser dans la compréhension du fonctionnement des océans et de leur rôle dans le climat. Cette réussite repose sur des années de tâtonnement instrumental et de coordination d’équipes de recherche.
Plate-forme internationale
En tant que directeur de département, Yves Desaubies a été tout au long des années 90 le coordinateur français des activités du programme Woce, World Ocean Circulation Experiment. Ce programme, destiné à établir une sorte d’état de référence de l’océan, impliquait une cinquantaine de pays. Un cosmopolitisme qui sied à Yves Desaubies, dont toute la carrière s’est déroulée au contact de chercheurs de nationalités très diverses. Et s’il n’a pas pris directement part aux campagnes en mer de Woce, il a suivi de très près la partie technique. « L’instrumentation utilisée pendant le programme Woce a fortement évolué, pour donner, à la fin des années 90, les flotteurs qui sont le pivot du projet Argo. J’ai beaucoup travaillé à la spécification des outils, avec l’équipe instrumentation qui au mis au point le nouvel instrument français, le Provor. Cela a pris du temps, parce qu’inévitablement, il y a eu des déboires, c’était assez complexe. »
Ces instruments autonomes, dérivant à 1.000 mètres de profondeur, plongent tous les dix jours à 2.000 mètres. Au cours de la remontée, ils prennent des mesures de la température et de la salinité, qu’ils transmettent par satellite une fois arrivés à la surface. Décortiquer la « machine thermique de l’océan » permet par exemple de déterminer si une élévation du niveau de la mer est due à une augmentation de la masse d’eau par la fonte de glaces ou à une dilatation du volume sous l’effet d’une hausse de température. Cela peut servir encore à mieux anticiper la survenue d’ouragans, qui puisent leur énergie dans le contenu thermique des couches superficielles de l’eau. Enfin, les mesures retracent la circulation des masses d’eau. Certes, les flotteurs ne vont pas jusqu’au fond, et ils ne relèvent pas encore d’autres paramètres essentiels, comme l’oxygène, les sels nutritifs, les éléments rares, comme le font les mesures par bateau. En revanche, ils couvrent tout l’océan, à moindre coût par rapport aux campagnes en mer. « C’est assez remarquable qu’en moins de dix ans, ce programme international ait réussi à se monter, pour permettre d’observer l’océan comme jamais auparavant.», se réjouit Yves Desaubies.
Une épopée instrumentale
Il mesure le chemin parcouru depuis son arrivée à l’Ifremer, en 1984, tant sur les méthodes de travail, que sur les techniques mises en oeuvre Tout s’accélère. « A l’époque, les échanges se faisaient par courrier ; maintenant, on est happé par la communication instantanée, la messagerie. On prend moins le temps de lire, d’étudier. Dans notre discipline, il faut beaucoup de traitement et de réflexion pour commencer à comprendre les mesures que l’on fait. » Les ordinateurs fonctionnaient avec des cartes perforées. Huit ans plus tard, en 1992, arrive le satellite Topex Poséidon, mis à contribution dans le programme Woce. Et aujourd’hui, avec le projet international Mersea, lancé en 2004, c’est une autre manière de faire de l’océanographie.
Il faut également beaucoup de réflexion pour mettre au point des outils de mesure, prendre en compte tous les paramètres. « Cela fait intervenir pas mal de principes de physique », insiste Yves Desaubies, qui a manifestement eu beaucoup de goût pour cette partie de son activité. La spécification des instruments constituait d’ailleurs le cœur du programme dont il avait la charge à son embauche au tout nouvel Ifremer, en 1984. « Il s’agissait de démarrer un nouveau programme, le projet de tomographie acoustique. C’était quelque chose qui commençait aux Etats-Unis aussi, sur lequel j’avais travaillé. »
Yves Desaubies, a été quelque peu surpris en arrivant au Centre de Brest par des difficultés inattendues. Il laisse deviner une certaine déception initiale : « J’étais peut-être un peu naïf, je pensais que ça allait démarrer tout de suite. Mais les chercheurs étaient tous engagés dans des projets. La tomographie acoustique, c’était quelque chose d’assez nouveau, et je me suis trouvé un peu seul au début, c’est vrai. Une bonne partie des deux premières années a consisté à essayer de former une petite équipe et à établir des collaborations. « Là, j’ai quand même eu de la chance, puisque j’ai retrouvé deux chercheurs de ma connaissance, Fabienne Gaillard et Herlé Mercier, avec qui nous avons très bien travaillé. Thierry Terre, qui sortait de l’école des télécommunications de Brest, nous a rejoints. » Peu à peu, le Service d’hydrographie et d’océanographie de la marine s’est montré très intéressé, l’équipe technique des laboratoires Ifremer s’est mobilisée. D’autres organismes de recherche français se sont penchés sur la question, en particulier l’Institut de physique du globe de Paris, le Centre national de recherche scientifique et l’Ecole d’ingénieurs de Grenoble.
L’aventure américaine
Yves Desaubies n’était donc pas en terrain inconnu, en arrivant à l’Ifremer. Il avait certes eu une longue expérience professionnelle antérieure, fait assez rare parmi les chercheurs de sa génération pour être souligné, mais à plusieurs reprises, il avait eu des contacts avec des chercheurs du centre.
Né en Belgique, Yves Desaubies a étudié la physique et les mathématiques appliquées à l’université de Liège. A cette époque, il a découvert la Bretagne, où il passait toutes ses vacances. Il aimait la mer, il aimait la voile. Il aurait fort bien pu passer directement de Belgique en France, de Liège à Brest. Mais peut-être avait-il besoin du « nouveau monde » pour se détacher de Liège et de sa métallurgie décimée ? Comme beaucoup de jeunes Belges de sa promotion, il éprouve le besoin de prendre du champ. Au déclin et à la morosité de la région liégeoise, Yves Desaubies oppose le dynamisme et l’attrait de la Californie : il part préparer une thèse à l’Université de Californie-San Diego, la Scripps Institution of Oceanography. C’est là qu’il se décide pour l’océanographie, attiré par la mer, certes, mais aussi guidé par la situation internationale. En 1969, les Etats-Unis sont en pleine guerre du Vietnam et, dans le département d’ingénierie où Yves Desaubies se retrouve, beaucoup de contrats sont liés à l’effort de guerre, à la recherche militaire. Sur les campus des universités, dont le président n’est autre que le gouverneur de Californie, un certain Ronald Reagan, la contestation se développe. « Il y avait un climat assez curieux, à l’époque, dans les départements de sciences de l’ingénieur. J’ai préféré partir sur l’option océanographique, qui m’intéressait de toute façon. »
En 1973, Yves Desaubies fait une parenthèse dans sa carrière américaine. Dans le cadre d’un post-doctorat financé par l’Otan, il est accueilli par le Centre national pour l’exploitation des océans (Cnexo), où il travaille sur l’hydrographie du golfe de Gascogne avec toute l’équipe des campagnes exploratoires Phygas. Ce sont ses premières campagnes en mer, « dans des conditions très difficiles, avec une instrumentation un peu nouvelle ». A cette occasion, Yves Desaubies fait la connaissance du noyau de chercheurs du laboratoire de recherche océanique, qu’il retrouvera onze après.
Pour l’heure, il suit son chemin américain. « Il me semblait que cela bougeait plus aux Etats-Unis qu’en France. J’avais des opportunités là-bas dans de très grands centres », explique-t-il. Woods Hole Oceanographic Institute, d’abord, le grand centre de recherche océanographique privé de la côte est, associé au MIT de Cambridge, puis Seattle, dans un laboratoire associé à l’université de Washington, puis à nouveau à Woods Hole. De 1974 à 1984, il travaille sur les ondes océaniques internes, étudiant leur rôle dans la dynamique océanique et comment les perturbations du milieu océanique modifient la propagation du son dans l’océan sur de longues distances. « J’étais vraiment très branché Etats-Unis, à cette époque-là, tant d’un point de vue culturel que par le dynamisme et la stimulation du milieu de la recherche. »
Branché, mais pas retranché. Car il rencontre beaucoup de chercheurs étrangers : « Des Allemands de Kiel, comme Fritz Schott, passaient beaucoup de temps aux Etats-Unis. Des Anglais, des Australiens, aussi. J’ai rencontré Catherine Maillard, du Cnexo, qui faisait un séjour à Woods Hole, ainsi que Michèle Fieux, chercheur au Muséum à Paris. » En 1983-1984, les contacts avec la France en général et le Cnexo en particulier se précisent. De fructueuses relations de travail se nouent avec Pierre Tillier, qui séjourne alors à Woods Hole. Cet ingénieur du Cnexo travaille sur l’instrumentation au laboratoire de physique des océans. Ironie des trajectoires, il finira par poursuivre sa carrière aux Etats-Unis au moment même où Yves Desaubies décidera de mener la sienne en France ! Par ailleurs, Yves rencontre à Woods Hole deux futurs précieux collaborateurs : Fabienne Gaillard et Hervé Mercier, tous deux venus aux Etats-Unis faire un post-doctorat en océanographie au MIT.
A la faveur d’une invitation lancée par un ancien camarade de classe à Liège, Claude Frankignoul, devenu professeur à l’université Paris VI, Yves Desaubies séjourne cinq mois en France. « C’est à cette époque-là que des contacts ont été pris par le Cnexo et que j’ai rencontré des personnes (Bruno Voituriez et Jean-Paul Chassaing) qui m’ont fait des propositions pour venir ici monter le programme de tomographie acoustique. » Il se trouve que sa famille était alors tentée de découvrir l’Europe, tandis que sa propre titularisation, un passage obligé dans la carrière d’un chercheur aux Etats-Unis autour de la quarantaine, ne semblait pas aller de soi. Tout en avançant ses pions côté américain, où il obtient finalement sa « tenure », il fait progresser les négociations côté français. L’attrait de la nouveauté l’emporte : Yves rejoint en 1984 l’équipe du tout nouvel Ifremer.
L’expérience tomographique
Le principe de base de la tomographie est semblable à celui des scanners utilisés en médecine. Mais il s’agit ici d’utiliser le son pour étudier les propriétés de l’océan, sachant que le son voyage plus rapidement quand l’océan est un peu plus chaud. Mesurer le temps qu’il faut à un signal acoustique pour aller d’un endroit à un autre permet de déduire la température moyenne sur la distance. Alors que les mesures traditionnelles sont faites en un point donné, qui n’est pas forcément représentatif d’une zone plus large, ces mesures nouvelles devaient apporter des informations sur de grandes surfaces océaniques. Aux Etats-Unis, le programme avait beaucoup de visibilité. « Une visibilité même excessive, estime Yves Desaubies. Le professeur Munk avait fait beaucoup d’effets d’annonce, affirmant que cela révolutionnerait l’océanographie. »
La mise au point des instruments de mesure s’est révélée excessivement complexe. « Il était très difficile d’obtenir des horloges précises : il fallait travailler à la milliseconde près et avoir une stabilité de quelques millisecondes sur un an, parce que les instruments sont mis en place pour un an dans une région océanique. Le traitement du signal sonore était aussi très complexe, d’autant que les capacités d’enregistrement étaient très faibles à l’époque. Puis on a voulu descendre la fréquence du signal émis, de façon à ce que le son se propage mieux ; du coup, les instruments devenaient extrêmement lourds et coûteux, il fallait qu’ils résistent à la pression ambiante. »
Alors que l’équipe se démène avec l’instrumentation, de mauvaises nouvelles tombent des Etats-Unis. Craignant que les signaux sonores n’aient un impact perturbateur sur les baleines, qui utilisent une fréquence d’émission comparable à celle des appareils tomographiques, des associations de défense de l’environnement déclenchent une contestation des expériences « révolutionnaires » du professeur Munk, selon ses propres termes. « Il voulait envoyer depuis les 50èmes rugissants un signal qui devait faire le tour du monde. Il a fait appel à quantité de stations d’écoute partout dans le monde. Il en a trop fait. Il n’empêche que la campagne des environnementalistes était totalement injustifiée : l’effet physique dans l’eau de l’émission d’un certain niveau de décibels n’est pas comparable à son effet terrestre. C’était de la désinformation. Les protecteurs des baleines ont d’ailleurs très bien su tirer profit d’Internet, dont c’était alors des débuts. » Quoi qu’il en soit, un coup d’arrêt est porté au programme américain, qui ne tarde pas à se répercuter sur l’activité du laboratoire de l’Ifremer, secouée par un nouveau déboire instrumental. « Nous avons finalement réalisé un prototype, un truc assez monstrueux, qui pesait plus d’une tonne. Lors de la dernière campagne, en 1991, à bord de la Pelagia, on l’a perdu dans une situation de mer très difficile. C’était un coup dur pour toute l’équipe, pour l’équipe technique. On avait tellement travaillé. A ce moment-là, la direction a décidé d’arrêter le programme. »
Fin de l’expérience tomographique, donc. Mais ces années de tâtonnements, d’essais de nouveaux instruments, ne sont pas des années perdues. « Il y a quand même des choses intéressantes qui en sont sorties. De belles mesures en certains endroits, notamment dans la zone de convection du Golfe du Lion, dans le cadre d’un projet européen avec des Allemands et des Grecs. Les techniques d’analyse ont également trouvé d’autres applications par la suite»
La suite est connue : Woce, Argo, Mersea. Un projet fédérant quarante partenaires dans près de vingt pays, ce qui implique de se consacrer beaucoup à la communication et à l’animation du réseau. Les efforts de Yves Desaubies en la matière ont été largement récompensés. Nul aujourd’hui ne conteste la nécessité sociale de surveiller systématiquement l’océan, et les outils de veille océanographique mis au point au cours des trois dernières décennies ont de beaux jours devant eux.