Jean-Louis Martin, un entêté contre la pollution

Le débit est rapide, le geste expressif, le regard pétillant ; Jean-Louis Martin tient à peine en place et déploie une énergie formidable. De sa carrière, il n’a gardé que les bons souvenirs, peut-être parce qu’il s’est toujours bagarré pour préserver son indépendance. Il a tout fait pour faire progresser la cause de l’environnement, mais à sa manière, pragmatique, conviviale et pugnace.

Très vite, Jean-Louis Martin précise sa pensée : l’environnement, oui, mais avec discernement, en évitant l’extrémisme. Durant toute sa carrière de spécialiste des pollutions, il a misé sur l’intérêt bien compris de ses différents interlocuteurs plutôt que sur les grands principes. « Chaque fois que cela est possible, j’essaie de montrer l’intérêt, y compris sociologique et économique, qu’il y a à adopter un comportement plus soucieux de l’environnement. »

Coopération au développement

C’est ce qu’il fait régulièrement depuis les années 80 avec les pays en développement. Son premier grand programme de recherche en matière de coopération le conduit en Indonésie. A l’origine de cette vocation, le directeur des relations internationales de ce qui était encore pour quelques années le Centre national pour l’exploitation des océans (Cnexo) lui avait signalé en 80 l’opportunité de monter un programme de recherche avec l’Université de Jakarta en matière de chimie des polluants. Ce programme comportait une partie importante de transfert de connaissances et de formation de jeunes chercheurs et de techniciens. Il présentait en fait trois caractéristiques essentielles aux yeux de Jean-Louis Martin : la recherche, l’aide au développement, et « l’exotisme »… Toutes les caractéristiques étaient réunies pour que la coopération avec les pays en développement deviennent le « cheval de bataille » du reste de sa carrière. Immédiatement après ce programme, il a postulé pour être inscrit sur la liste des experts européens en environnement.

La Communauté européenne lançait alors de grands programmes de coopération avec les pays en développement, en particulier en matière d’aquaculture de crevettes. Jean-Louis Martin a mis à profit sa connaissance de l’Indonésie pour développer avec elle un deuxième programme de coopération. L’Indonésie, très engagée dans la crevetticulture, traversait une période de grave surmortalité dans ses bassins aquacoles, en même temps qu’une importante pollution de son environnement côtier. Le projet consistait à étudier l’impact de l’aquaculture sur l’environnement, et à montrer l’origine de la pollution observée. La clé du problème était la mangrove : en la défrichant pour la remplacer par des bassins de crevettes, les Indonésiens, comme cela se pratiquait dans de nombreux pays, détruisaient un filtre naturel, qui bloque et recycle les éléments polluants charriés par les eaux de ruissellement et par les effluents des bassins d’élevage, les empêchant ainsi de contaminer le milieu marin. « Pour autant, il n’était pas question d’interdire de toucher à la mangrove, car il fallait composer avec les coutumes locales », plaide Jean-Louis Martin. La démarche qu’il a suivie se voulait avant tout pragmatique : il fallait, à l’aide du programme de recherche développé, montrer, ce qui paraît évident maintenant, que c’était la destruction à grande échelle de la mangrove, pour les besoins de l’aquaculture, qui était responsable de la pollution de l’environnement. Ce programme comportait également une grande part de formation et de transfert de technologie. Dans un premier temps, cependant, tout ne fut pas idyllique … En effet, les financements européens n’étaient pas encadrés et structurés comme ils le sont maintenant, c’était une phase de rodage. Certains laboratoires avec lesquels Jean-Louis Martin coopérait n’étaient pas forcément très au fait de la différence entre crédits de fonctionnement et crédits d’investissement… et pouvaient acheter plus facilement une Range Rover, dont la nécessité n’était pas évidente, que du matériel de laboratoire ou des produits chimiques, qui eux étaient plus qu’indispensables… « Voilà qui m’a permis de faire de la formation sur la hiérarchisation des priorités… », ajoute-t-il.

Les crevettes du Mékong

Le Vietnam a suivi l’Indonésie. Là, le programme consistait à faire un schéma de développement de la crevetticulture dans le sud « profond » du delta du Mékong, basé sur une approche écologique. « Travail de terrain, formation de jeunes chercheurs et de techniciens aux techniques d’analyse, aux stratégies d’échantillonnage… le truc classique », résume Jean-Louis Martin. Ce programme a bénéficié d’un apport de poids avec la participation des deux laboratoires Ifremer travaillant en crevetticulture, à savoir les laboratoires de Tahiti et de Nouvelle-Calédonie. Jean-Louis Martin a été amené à faire de nombreuses missions dans ces deux territoires. « Ce ne sont pas des territoires en développement, sourit-il, mais ils sont suffisamment exotiques, les flamboyants suffisamment rouges et le punch suffisamment frais pour qu’on ait un immense plaisir à y aller en mission.».

Le médiateur de la labellisation bio

En France aussi, ce rôle de « facilitateur » lui a réussi. Il est particulièrement fier de la contribution qu’il a apportée à la création d’un label « bio » pour la crevette. Un jour de 2005, Jean-Louis Martin est contacté par la responsable du bureau des labels du ministère de l’Agriculture, à qui son dossier avait été communiqué. « Elle ne m’a pas caché qu’il y avait des coups à prendre. Il fallait mettre tout le monde d’accord sur le cahier des charges d’une filière biologique. Avec d’un côté, les producteurs de crevettes, qui voulaient le moins de contraintes possibles et de l’autre, les associations de consommateurs et les associations environnementales, qui en voulaient un maximum. Densité d’élevage, aération de l’eau, utilisation ou non d’énergie électrique ou fossile… c’était la bagarre autour de chaque point. » Par exemple, les associations demandaient que les producteurs renoncent au bain de métabisulfite, un antioxydant, dans lequel les crevettes sont trempées une fois pêchées pour garder leur couleur. Les producteurs disaient, preuve à l’appui, que s’ils n’utilisaient plus ce produit, les crevettes s’oxyderaient, noirciraient et seraient invendables. « Mon travail, a essentiellement consisté à faire cesser ce dialogue de sourds. Ce n’était pas facile, dans la mesure où chacun se repliait sur ses certitudes, sinon sur ses croyances écologiques et environnementales. Là aussi, j’ai dû entreprendre un énorme effort de formation et de pédagogie. Dur labeur que de convaincre qui ne veut pas l’être ! Finalement, j’ai fait admettre aux responsables des associations que s’ils ne lâchaient pas sur ce point, il ne restait plus qu’à enterrer le cahier des charges et que tout continuerait comme avant. Quand aux producteurs, s’ils voulaient bénéficier du label bio, il leur était nécessaire de ne pas rester bloqués sur leur position. Bon sens environnemental et bon sens économique mis sur les rails, on pouvait arriver à quelque chose. » Le compromis consistait à autoriser les producteurs à utiliser du métabisulfite pendant quatre ans, en divisant les doses par deux. Au terme de ces quatre ans, ce produit serait totalement interdit pour la labellisation. Ce délai serait mis à profit par les laboratoires de recherches pour développer des anti-oxydants non polluants… avec des financements apportés par les producteurs de crevettes. « Après un peu plus de deux ans de réunions, rédaction, corrections, amendements, contre-propositions et autres joyeusetés, le cahier des charges a été publié au journal officiel en 2007. »

Recyclage à L’Houmeau   

Si Jean-Louis Martin a pu mener cette carrière de chercheur, d’expert, et de « tropicaliste », c’est, dit-il, parce qu’il s’est « totalement recyclé » à une certaine époque. De la chimie des polluants métalliques, il est passé en 1984 à la chimie des matières organiques et à leur impact sur l’environnement. L’occasion de ce recyclage lui est offerte par Yves Sillard, alors président-directeur-général du Cnexo, qui était favorable à un « mixage » entre les aspects fondamentaux de la recherche et le caractère très appliqué de l’expertise et du contrôle. Jean-Louis Martin se fait porte-parole du changement de stratégie opéré alors : « Jusque-là, il y avait au Cnexo une double dichotomie : d’une part, une dichotomie entre l’environnement et les ressources vivantes (aquaculture, pêche) ; d’autre part, deux mondes distincts qui se côtoyaient de très loin, à savoir les activités de recherche d’un côté et les activités de prestation de service (y compris les activités d’expertise et de contrôle) de l’autre. Certaines structures étaient même totalement dévolues à la prestation de service. Yves Sillard a alors restructuré le Cnexo dans le sens de l’interpénétration des différentes fonctions et missions de l’organisme. » C’est avec cette idée qu’il a créé, à L’Houmeau, en Charente-Maritime, en partenariat avec le Centre national pour la recherche scientifique (CNRS), un centre de recherche dont la finalité était de marier la recherche fondamentale (apport du CNRS) et la recherche finalisée et expertise (apport du Cnexo). L’objectif majeur du centre était d’identifier et de résoudre les points de blocage au développement d’une aquaculture respectueuse de l’environnement. « Recherche, développement, respect de l’environnement, ça m’a branché tout de suite », s’enthousiasme Jean-Louis Martin.

L’indépendance

Ordre de mutation signé de Yves Sillard en poche, il part donc à L’Houmeau, près de La Rochelle, pour participer à la création du Centre de recherche en écologie marine et aquaculture (Crema). « J’y ai trouvé un ingrédient capital, fondamental dans le bonheur du chercheur, à savoir l’indépendance financière. » Cette indépendance, il ira la chercher dans les arcanes administratives « bruxelloises » des appels d’offre et des financements des projets de recherche.

Cependant, si la situation institutionnelle du Crema permettait quelques libertés, elle n’était pas totalement dénuée de contraintes. « Cela a été très dur au début. Les vieux réflexes des responsables, tant Ifremer que CNRS, en charge de la supervision du Crema, les amenaient à définir des objectifs et orientations parfois totalement antagonistes. Les superviseurs CNRS ne voulaient pas entendre ou lire le mot aquaculture dans les programmes du centre, l’Ifremer, au contraire, ne prêchait que par ce mot. A force de diplomatie et de discussions parfois musclées, nous sommes parvenus à définir des objectifs qui reçoivent l’assentiment (parfois du bout des lèvres et du bout du stylo) de toutes les parties prenantes. »

La chimie du Nord   

Le projet du Crema est arrivé à un moment propice dans la carrière de Jean-Louis Martin, à la fin du programme de recherche et de coordination qu’il menait dans le Nord-Pas-de-Calais. Au tournant des années 80, des responsables des collectivités de cette grande région industrielle ont ressenti la nécessité de progresser dans la maîtrise de la pollution du milieu marin. Comme toujours quand des programmes innovants de ce type se développent, les différentes parties prenantes (laboratoires universitaires, agence de bassin, élus, industriels) se renvoyaient la balle, ne sachant pas par quel bout aborder le problème. Finalement, la solution de faire appel à un médiateur extérieur à la région s’est imposée. C’est ainsi que le Cnexo s’est retrouvé en charge de la coordination du programme d’impact du milieu continental sur le milieu marin. « Recherche à but finalisé, le programme m’intéressait, et j’ai répondu positivement aux sollicitations de la direction du Cnexo qui me proposait d’en assurer la coordination. Cela m’a occupé à plein temps pendant plusieurs années. Je me rendais très souvent sur place, soit pour des réunions, soit pour des campagnes en mer.»

De ces années, Jean-Louis Martin garde le souvenir de relations chaleureuses. Il rend hommage à l’hospitalité et à la convivialité des gens du Nord. « La première fois que j’ai mis les pieds dans la région pour le programme, un des responsables locaux est venu m’accueillir à la gare, le soir. Après un bref passage à l’hôtel, il m’a emmené chez lui où une dizaine d’acteurs de la réunion du lendemain ont ainsi passé la soirée ensemble autour d’un match de football, avec les pizzas et les bières qui vont avec… »

Cartes sur table

Cette simplicité l’a sûrement renforcé dans son idée de jouer franc jeu. En effet, il n’était pas courant qu’un programme régional de recherches soit piloté par quelqu’un extérieur à la région. Le risque de se faire rejeter comme tel était grand : « Au cours des toutes premières réunions, j’ai précisé à mes interlocuteurs scientifiques que j’étais là uniquement à titre de médiateur-coordinateur, et que je ne m’attribuerais que les crédits nécessaires à mes missions de Brest vers les métropoles nordiques. Pas question que je touche aux crédits de fonctionnement et de recherche du Nord-Pas-de-Calais ! » Ce langage a été apprécié, mais Jean-Louis Martin a tout de même eu du mal avec certains industriels de la région, notamment. « Etudier un impact de pollution suppose aussi de trouver les origines de la pollution, et donc de désigner potentiellement des pollueurs. Des divergences ont eu lieu entre gestionnaires, industriels, scientifiques et élus, car les intérêts étaient contradictoires. » Et l’état encore balbutiant de la réglementation en matière de rejets industriels, de normes de concentration des contaminants dans l’eau et dans les produits de la mer ne facilitait pas les rapprochements. Si ce programme fait figure de pionnier, c’est parce qu’il a amené toute une région, avec l’ensemble de ses collectivité, à prendre en charge un problème d’environnement. « Et le problème a été considéré dans sa globalité, en considérant les aspects environnementaux, bien sûr, mais aussi les aspects sociologiques. Il ne faut pas oublier que derrière la pollution, il y a des activités humaines, et donc des hommes ! », tient à souligner Jean-Louis Martin.

Les premiers pas dans la rade

Au total, il sera resté neuf ans à Brest. Quatre ans avec le Nord, et cinq dans la rade. En 1975, le Cnexo avait conclu un accord avec la direction départementale de l’Equipement pour étudier l’impact qu’aurait sur l’environnement l’implantation à Brest d’une nouvelle forme de carénage pour les pétroliers de 500.000 tonnes, dont la construction était envisagée. Or le département scientifique du Cnexo n’avait pas, à l’époque, de compétence particulière en matière de pollution métallique. « J’ai été recruté pour structurer une équipe de chimie de l’environnement liée aux pollutions, notamment métalliques, et mener à bien cette étude. »

A la même période, le ministère de l’Environnement décidait de créer un Réseau national d’observation de la qualité du milieu marin. Jean-Louis Martin s’est impliqué dans cette structure, son développement et son fonctionnement. Sa participation s’est faite en amont de l’expertise et du contrôle, en particulier dans le développement méthodologique des techniques d’analyse des contaminants dans le milieu marin. Cette création et le fonctionnement du Réseau national d’observation a été une des toutes premières illustrations, au Cnexo, de la complémentarité entre recherche, expertise et prestation de service.

Un parcours pas banal

De la mer, ce Monflanquinois (« Monflanquin, un superbe village du Haut-Agenais, dans le Lot-et-Garonne », selon Jean-Louis Martin) dit qu’elle est pour lui « un support d’aventure. S’il y avait eu autant d’aventure à travailler sur le rat dans un laboratoire… ». Il est vrai qu’à l’obtention de sa maîtrise de biochimie, en 1966, il est plutôt destiné à poursuivre dans la physiologie de la nutrition. « Observer si les concentrations de l’enzyme montent ou descendent selon que le rat a mangé du gras ou du sucré, franchement, ça ne me disait rien, grimace-t-il. Après ma maîtrise, j’ai donc contacté le professeur Pérès, directeur du Centre d’océanologie de Marseille , pour y effectuer un DEA. Il a répondu positivement, m’accordant même une bourse. J’ai saisi l’occasion au vol. Le mois suivant, première campagne du Jean Charcot, et j’étais du nombre ! » Suivent quelques années au Commissariat à l’énergie atomique, à Cherbourg, pour préparer un doctorat d’Etat, puis au Canada, au sein du Bedford Institute of Oceanography, avant de se poser à Brest.

Ce n’est qu’à la fin de l’entretien que Jean-Louis Martin évoque le caractère inattendu de son parcours. Rien ne destinait le jeune apprenti de quatorze ans d’un centre d’apprentissage militaire à faire des études. L’avenir professionnel qui l’attendait, c’était ajusteur-tourneur dans un atelier de l’armée. Les circonstances, les rencontres, les lectures, ont fait qu’il a passé un bac. « En zig-zag », précise-t-il. « Et puis, j’ai fait des études… Mais si j’avais fait ajusteur-tourneur, il est à peu près évident que je ne serais pas resté dans ce métier toute ma vie. J’aurais très certainement entrepris (ce que je n’ai pas eu le culot de faire dans le confort de mon parcours universitaire et de mon état de chercheur) une carrière autre… Et pourquoi pas dans le chant ? J’ai payé une partie de mes études en faisant de la figuration au Capitole de Toulouse… Finalement, si Pavarotti est tenu pour le ténor du siècle, c’est parce que j’ai passé le bac ! », conclut-il dans un éclat de rire…

Pour en savoir plus : http://www.ifremer.fr/drvrhlr/index.htm 

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