Jean-Paul Dréno, pilote de l'environnement littoral

Embauché à l’origine pour encadrer l’installation de la station de Bouin, en Vendée, Jean-Paul Dréno n’a cessé d’élargir son centre d’intérêt, passé de la surveillance de la qualité de l’eau des bassins conchylicoles à l’aménagement du littoral au sens large. Si son séjour en Martinique lui a laissé de vifs souvenirs personnels, si son passage à la direction de Nantes a été marqué par le naufrage de l’Erika, la grande affaire de sa carrière, c’est Arcachon. C’est là qu’il a fait de la gestion intégrée des zones côtières « sans le savoir », dit-il, là qu’il a traversé les crises professionnelles les plus difficiles.

Bouin et la chimie

Fils d’un marin de la « Marchande » de Loire-Atlantique, gendre d’un marin de la « Marchande », Jean-Paul Dréno s’est frayé un chemin différent de celui de ses aînés. Il a suivi des études de chimie, se contentant de fréquenter la mer « comme un usager de base ». Une fois son service militaire achevé, il a gagné sa vie dans l’enseignement tout en adressant sa candidature dans l’industrie privée et les laboratoires d’analyse, en somme partout où des chimistes pouvaient être nécessaires. En 1975, l’Institut scientifique et technique des pêches maritimes (ISTPM), qui fusionnera en 1984 avec le Centre national pour l’exploitation des océans (Cnexo) pour donner naissance à l’Ifremer, n’était pas très connu dans la région nantaise, où il n’était installé que depuis six ans. Jean-Paul Dréno n’aurait sans doute pas songé à y postuler si un voisin de ses parents, cadre à l’ISTPM, ne lui en avait parlé…

Une convention venait alors d’être signée entre l’ISTPM et la Région Pays-de-Loire, à l’initiative du maire de Bouin, prévoyant une implantation de l’Institut dans cette commune. L’activité économique de Bouin tournait autour de la production d’huîtres en baie de Bourgneuf, convertie à l’ostréiculture dans les années 50. Jean-Paul Dréno a sans doute dû son recrutement à sa formation de chimiste, car la chimie de l’eau constituait une part importante des programmes de conchyliculture développés à Bouin, en plus de leur composante biologique classique. « Finalement, en 34 ans de métier, il n’y a guère qu’à Bouin que j’ai vraiment fait de la chimie ! », constate Jean-Paul Dréno.

Impérissable Martinique

Au bout de cinq ans, il saisit l’occasion de partir en Martinique travailler sur les élevages de poissons et les cultures d’algues. Sur le plan professionnel, il garde un souvenir plutôt mitigé de ce séjour : l’environnement était assez défavorable, les considérations politiques pesaient excessivement, la station locale de l’ISTPM manquait du soutien de la maison-mère, les communications par telex avec la métropole étaient des plus limitées. Seul réconfort, le succès de la tentative de cultiver des algues rouges en pleine mer. Un succès qui malheureusement tournera court pour des raisons économiques. En revanche, sur le plan personnel, les trois années martiniquaises ont compté dans la vie de Jean-Paul Dréno. « Voilà bientôt 26 ans que j’ai quitté la Martinique, et j’avoue que je ne m’en suis toujours pas remis… »

Fin 1983, les bruits de fusion entre l’ISTPM et le Cnexo prenant corps, il choisit de revenir en métropole afin de mieux profiter d’éventuelles possibilités d’évolution de carrière. Retour à Bouin, donc, où Jean-Paul Dréno reste deux ans, jusqu’en 1985, jusqu’à ce qu’on lui propose de prendre la direction de la station d’Arcachon.

La découverte d’Arcachon

Arcachon représente pour lui vingt années de carrière, en deux temps : d’abord de 1985 à 1997, puis de 2001 à l’année de sa retraite, qu’il a prise d’ailleurs dans les parages immédiats du bassin. Jean-Paul Dréno a été impressionné par la découverte de cette lagune à marées de 156 km², « un monde à part, aussi bien sur le plan environnemental que sur le plan sociologique ». Un paysage favorable à l’ostréiculture, bien sûr, mais aussi à la pêche, à la navigation de plaisance et au tourisme. L’ostréiculture s'y est développée à partir du XIXe siècle. Initialement, la gravette, l’huître plate d’Arcachon, était la variété commune du bassin. Décimée en 1920, cette espèce a été remplacée par l’huître portugaise, puis par l’huître japonaise Crassostrea gigas. Le bassin d’Arcachon est aujourd’hui le plus grand centre européen de production de naissain. C’est dire le poids de la profession ostréicole dans la vie politique et économique locale, et cela explique que le laboratoire côtier l’Ifremer ait longtemps travaillé exclusivement sur la conchyliculture.

Le tournant des années 90

Jean-Paul Dréno se montre assez critique à cet égard : « C’était en quelque sorte une survivance de l’ISTPM, nous étions trop inféodés à la profession. Nous avions à l’égard des professionnels une empathie qui nous empêchait d’avoir une vision objective des choses. Or dans le bassin, il était évident que les problèmes importants n’étaient pas des problèmes purement conchylicoles, mais des problèmes d’environnement qui rejaillissaient sur la conchyliculture. » Pour lui, la création d’une Direction de l’environnement littoral à l’Ifremer en 1990 a permis un vrai changement d’approche. Le laboratoire côtier d’Arcachon a d’ailleurs été le premier à concrétiser cette approche environnement-ressources, qui s’est ensuite généralisée. « Sans ce basculement institutionnel, nous n’aurions jamais pu lancer la fameuse étude intégrée du bassin d’Arcachon, dans laquelle nous faisions vraiment du développement durable avant la lettre », estime Jean-Paul Dréno. Cette étude, parue en 1997, reposait sur l’idée de synthétiser l’ensemble des connaissances disponibles à l’époque concernant le bassin : physique, évolution, qualité de l’eau, ostréiculture, mais aussi utilisation touristique, habitat, emploi, etc. Il déplore de n’avoir pas pu donner alors à ce volet socio-économique l’importance qu’il méritait, faute d’avoir pu mobiliser des partenaires disposant des compétences nécessaires en sciences humaines. « Au sein de l’Ifremer, nos collègues de ce qui s’appelait alors le Service d’économie maritime étaient trop peu nombreux pour pouvoir nous épauler. Et à l’extérieur, nous n’avons pas pu ou pas su convaincre d’autres socio-économistes de la pertinence de notre approche. Il est vrai que nous faisions un peu figure d’extra-terrestres, avec notre étude intégrée… ». Néanmoins, cette étude intégrée sera quasiment reprise in extenso dans le Livre bleu du SMVM alors en gestation.

Renforcer l’expertise

Jean-Paul Dréno en est pourtant convaincu : la solidité de l’expertise apportée par l’Ifremer aux responsables politiques locaux et nationaux passe par une implication plus forte des sciences humaines et sociales dans la démarche scientifique traditionnelle de l’Institut, par la fédération de champs d’études très divers. Selon lui, il faut considérer un pays dans son ensemble. Dans le cas d’Arcachon, le bassin versant remonte à 250 kilomètres à l’intérieur des terres. Ce sont donc toutes les activités humaines exercées dans cette zone qu’il faut prendre en compte, urbanisation, tourisme, agriculture et industrie compris. Un schéma d’aménagement du territoire prenant en compte le plan d’eau et les dix communes alentour est voué à l’échec. « La limite de l’expertise scientifique est qu’elle est toujours en retard d’une crise, estime-t-il. Dans le bassin, nous avons eu les antifoulings, les nitrates et les algues vertes, maintenant arrivent les pesticides et les hydrocarbures… A peine un problème est-il élucidé et des mesures de régulation prises qu’un nouveau souci émerge. Il faut donc penser les choses autrement. Le grand message que nous avons essayé de faire passer aux élus, c’est placez-vous au centre du bassin, regardez comment il fonctionne, et regardez ce qu’il faut faire sur terre pour qu’il fonctionne mieux. Aménagez la terre en la regardant depuis la mer, et non l’inverse. » Cette approche permettrait presque définir le nombre de permis de construire à délivrer autour du bassin ou le type d’exploitations agricoles autorisé en amont…

A l’écoute de la société civile

Ce que Jean-Paul Dréno a particulièrement apprécié dans sa carrière de recherche appliquée à l’environnement littoral, c’est d’être ainsi en prise directe avec la société civile, qu’il s’agisse des conchyliculteurs, mais aussi des citoyens de base, des élus locaux et régionaux. Cela a donné du sens à son action, lui rappelant en permanence la raison d’être de son travail. En même temps, c’est ce qui lui a valu d’être en première ligne en cas de crise ! Deux périodes difficiles l’illustrent bien.

La première est la pollution engendrée par le naufrage du pétrolier Erika, en 1999, au large des côtes bretonnes, alors que Jean-Paul Dréno était directeur du centre de Nantes de l’Ifremer, au point d’impact majeur de l’accident. A la différence de la crise d’Arcachon, même si les ostréiculteurs étaient en première ligne, tout le monde était touché. L’ensemble de la société civile s’est mobilisée. « La pression médiatique a été très forte dans les premiers jours, et puis il y avait des questions d’urgence à résoudre. Mais cela s’est tassé beaucoup plus rapidement que pour la crise arcachonnaise », reconnaît-il.

La seconde est la crise qu’a traversée le bassin d’Arcachon de 2005 à 2009, du fait de la présence d’une toxine inconnue, dont l’absorption se révélait mortelle pour les souris de laboratoires utilisées pour les tests de surveillance. L’interdiction de commercialisation des huîtres a suscité un tollé chez les producteurs, qui se sont retournés contre les scientifiques de l’Ifremer et ont réclamé de nouveaux tests. Jean-Paul Dréno a mis plus d’un an à se remettre de la pression médiatique et politique qu’il a fallu supporter. « J’ai pris conscience de la difficulté qu’il y a à faire comprendre que la science ne sait pas tout, ne peut pas tout. Les professionnels n’admettaient pas que les tests-souris étaient imposés par la réglementation et qu’au fond, nous avions les mêmes objectifs qu’eux : savoir ce qui se passait et résoudre le problème ! De l’autre côté, nous avons été quasiment discrédités par notre ministère de tutelle… »

L’avenir de la maison

Jean-Paul Dréno a aimé le côté appliqué de la recherche et les allers-retours constants avec les laboratoires de recherche plus amont que compte l’Ifremer. Cette cohabitation de démarches différentes fait pour lui la force et l’originalité de l’Institut. Il craint cependant qu’à force de fonctionner à moyens constants, voire en diminution, il ne faille opérer des choix drastiques au détriment de telle ou telle thématique. Que resterait-il alors de la logique fédératrice de l’Ifremer autour de l’univers marin ? Une interrogation qui visiblement le taraude et qui fait écho à de nombreux échanges qu’il a pu avoir avec ses collègues au fil de sa carrière.