Marcel Chaussepied, l'Européen de l'eau

  Marcel Chaussepied aurait pu être comédien, car il possède la gestuelle des grands acteurs de théâtre, ou philosophe de l’esthétique de l’environnement, car il a le goût de la rhétorique. C’est finalement la chimie de l’eau qui va être son outil de prédilection. Passionnément, il parle de l’eau de mer et de l’environnement marin, dont il devient un observateur très présent et un acteur très diplomate. L’eau, c’est sa jeunesse, ses racines des bords de Loire, dans son Anjou natal. Et assurément, c’est la Loire qui l’a conduit jusqu’à la mer, « cet élément d’absolu et de régénération . »  

« Important établissement public cherc he, pour la Bretagne, ingénieur de haut niveau pour animer réseau de mesures. » C’est cette petite annonce, parue en 1974 dans le Figaro et le Monde, qui attire Marcel Chaussepied au Centre national pour l’exploitation des océans (Cnexo). Ingénieur chimiste, spécialisé dans l’eau, il a déjà travaillé dans plusieurs entreprises pour résoudre des problèmes d’eau douce. Les ruisseaux, les rivières, les fleuves n’ont guère de secret pour lui. Et la mer ? « Dans ces années-là, explique-t-il, on parlait d’eau pour les eaux lacustres, les eaux potables, celles des rivières. Pour le milieu marin, on commençait à avoir de grandes préoccupations vis-à-vis de la pollution. » Jean-Marie Pérès, directeur de la station marine d’Endoume, avait publié un ouvrage intitulé « La pollution des mers ». Tout le monde avait en tête la tragédie du mercure à Minamata, au Japon (1964) et les boues rouges des usines de la Montedison, au large de la Corse (1972), affaire dénoncée avec force par le Dr. Maurice Aubert (directeur du Centre d’études et de recherches en biologie et océanographie médicales). La France avait déjà connu la marée noire du Torrey Canyon (1967). La « pollution marine » désignait donc à cette époque une pollution majeure et visible. Robert Poujade, premier ministre de l’Environnement (1971-1974), impose une réflexion interministérielle qui aboutit, en novembre 1972, à recommander quinze mesures, dont la création d’un réseau national d’observation de la qualité du milieu marin (RNO).

Observer la qualité du milieu marin

Ce tout nouveau réseau national d’observation a pour tâche de connaître l’état chimique du milieu marin, les niveaux et les tendances de la contamination. Du ministère, il reçoit un financement conséquent, mais avec une contrainte majeure : travailler avec les moyens existants. Les moyens, ce sont ceux des cellules départementales anti-pollution, des ports autonomes, et enfin les laboratoires et stations marines du littoral français (Villefranche-sur-mer, Marseille, Brest, etc). Six zones d’appui sont choisies au début : la Seine, la Loire, la Gironde et le Rhône, classées zones d’apports majeurs, ainsi que la rade de Brest et la baie de Villefranche-sur-mer, dites zones de référence. Le réseau cherche à déterminer la teneur de l’eau en contaminants métalliques (plomb, zinc, cadmium, cuivre, mercure), en contaminants organiques ( DDT, lindane, PCB) et à mesurer les paramètres hydrologiques basiques de l’eau de mer : température, salinité, sels nutritifs, ammoniac, nitrite, nitrate, phosphate, ainsi que la chlorophylle. On imagine assez mal, aujourd’hui, ce qu’il a fallu d’énergie et d’inventivité pour mettre ce réseau sur pied. A l’époque, les connaissances dans le domaine littoral étaient minces et les compétences, très inégales. « Nous avons fait en sorte de tirer tous les laboratoires nationaux engagés dans le programme RNO vers une exigence de qualité permanente, ou d’assurance qualité, comme on dit maintenant. C’est ce qui lui a donné toute sa valeur. »

En 1984, le Centre national pour l’exploitation des océans et l’Institut scientifique et technique des pêches maritimes (ISTPM) fusionnent pour donner naissance à l’Ifremer. Dans la foulée de cette agrégation de compétences, les méthodes classiques de surveillance de l’eau et des sédiments s’enrichissent de nouveaux outils : les mesures faites directement sur les mollusques et poissons. C’est beaucoup plus efficace, car les contaminants s’accumulent dans les organismes vivants, où ils sont plus faciles à mesurer. Cela donne en outre une meilleure vision des problèmes, à la fois géographique et temporelle. Plusieurs contaminations ont ainsi pu être repérées et expliquées, comme celle du cadmium. De la Gironde jusqu’aux pertuis charentais, les cours d’eau présentaient des taux anormaux de cadmium. Il s’agissait en fait de résidus de l’usine d’extraction du zinc des mines de Decazeville, dans l’Aveyron, plus de 300 kilomètres en amont. Lessivant le sol, les pluies chassaient ces rejets dans le Rieumort, d’où ils gagnaient le Lot et la Garonne, pour finir dans la Gironde. Le bouchon vaseux de la Gironde accumulait le cadmium, qui se propageait dans l’Atlantique. Une fois la source repérée, il fut alors plus facile de prendre les mesures correctives et d’évaluer le délai de retour à une situation normale (plusieurs décennies). Le RNO a permis de mettre en avant plusieurs autres pollutions chimiques d’origine tellurique, de lancer de nombreuses études et recherches spécifiques (PCB en baie de Seine, nitrate dans les eaux côtières de Bretagne). Au fut et à mesure de leur découverte, toutes ces situations anormales ont pu être prises en compte par les différentes administrations concernées.

Un manuel d'analyses chimiques

Le réseau avait pour gageure d’assurer la fiabilité de ses résultats. A cette fin, tous les laboratoires, indépendamment de leur expérience ou de leur statut (municipaux, stations marines ou instituts), étaient dans l’obligation de participer régulièrement à des exercices nationaux et internationaux d’intercomparaison : plus de 70 ont été menés entre 1974 et 1984. Les laboratoires se voyaient ainsi contraints d’améliorer constamment leurs performances et de rechercher la cohérence de leurs procédures.

Pour renforcer l’harmonisation des méthodes d’analyse, encore fallait-il un outil commun. Fin 1981, Marcel Chaussepied prend l’initiative d’élaborer, avec les meilleurs spécialistes de la chimie de l’eau de mer du moment, un ouvrage détaillant, par le menu et selon un plan imposé, les protocoles à suivre pour chacun des paramètres de surveillance. C’est ainsi que le Cnexo publie, en 1983, le « Manuel des analyses chimiques en milieu marin ». Le dernier ouvrage paru sous le label Cnexo, préfacé par son président-directeur-général, Yves Sillard, s’avère un coup de maître. Aucun ouvrage de ce type n’avait encore été publié en langue française. Salué par la presse scientifique, il rencontre un vif succès non seulement en France, mais aussi à l’étranger, en particulier dans les pays francophones, où il servit souvent de base aux enseignements spécialisés. Le ministère de l’Environnement saisit l’occasion au vol : les publications d’accréditations de laboratoires marins au Journal officiel précisent que le « Manuel des analyses chimiques en milieu marin » fait référence. Le ministère demande ainsi aux laboratoires qu’il accrédite de se conformer aux protocoles présentés par le manuel.

L’ouvrage expose par exemple la méthode du dosage du mercure dissous, dite « au fil d’or » ; un procédé extrêmement sensible, grâce auquel on a pu résoudre, en 1976, l’angoissant mystère des extravagantes variabilités du mercure dans le golfe de Fos, autour duquel se trouvaient les usines de fabrication du chlore par le procédé de la cathode de mercure. Les responsables locaux et nationaux étaient plongés dans la plus vive inquiétude. Certains craignaient un nouveau Minamata, les plus militants s’indignaient du black-out sur les résultats non publiés. La mention « drôle d’enquête, bizarre bizarre » figurant dans l’ouvrage « La mer assassinée », de Marie-José Jaubert, résonne encore dans la mémoire de Marcel Chaussepied. En réalité, il s’agissait d’une bête histoire de pas de vis de bouchons contaminés par du mercure…

Autres pollutions, autres réseaux

Marcel Chaussepied se souvient fort bien avoir été convoqué, en 1977, par Lucien Laubier, alors directeur du Centre océanologique de Bretagne. Au cours d’un week-end, une centaine de personnes souffrent d’intoxication dans la presqu’île de Crozon. Les mesures chimiques du RNO ne livrent aucune piste d’explication. Le phénomène n’étant pas lié à des rejets d’eaux usées, on soupçonne l’implication du dinophysis, un plancton toxique qui provoque une épidémie diarrhéique après consommation de coquillages contaminés. Il faudra attendre 1983 pour qu’un réseau de surveillance du plancton toxique, Rephy, se mette en place à l’Institut scientifique et technique des pêches maritimes (ISTPM).

En mars 1978, l’ Amoco Cadiz souille les plages de Bretagne. A Brest, tout le monde est mobilisé et rassemblé derrière le directeur du Cnexo, Jean Vicariot, qui fédère les actions. On retrouve des chimistes spécialisés (Michel Marchand pour les hydrocarbures, Alain Aminot pour l’hydrologie), des géologues (Serge Berné et Laurent d’Ozouville), un biologiste (Gérard Conan). Il n’y a pas encore d’équipe chimie et pollution, mais les travaux permettent d’expliquer certains phénomènes, comme le déficit en oxygène de l’eau de mer au large, dû au fait que des bactéries digèrent les hydrocarbures dissous. « Nous avons aussi beaucoup appris grâce aux Américains ; ils sont arrivés avec leur oil spill combating plan déjà très opérationnel et avec des prototypes remorqués de mesure en continu des hydrocarbures, qu’ils ont testés avec nous. L’ Amoco Cadiz, c’est une époque de folie, où nous avons été débordés », s’enflamme Marcel Chaussepied.

La prise en compte de l’environnement évolue

A son arrivée à Brest en 1974, au Centre océanologique de Bretagne, Marcel Chaussepied est seul avec son crayon au sein de l’unité RNO, chargée d’animer le réseau. Sur le site existent d’autres petites unités dites d’application : une unité pollution, une autre de recherche et de développement de l’aquaculture, ainsi qu’une unité littoral, qui mène des études d’impact autour des futures centrales nucléaires en bord de mer ou sur les sites favorables à l’aquaculture. Ces petites unités fusionnent en décembre 1978 en un département Environnement littoral et Gestion du milieu marin. Ce département a pour vocation de résoudre des questions concrètes qui se posent en matière d’environnement et d’impacts des aménagements. L’environnement est cependant considéré comme une nébuleuse, en marge du très structuré département scientifique. « Pour l’anecdote, le département était logé dans de vieilles casemates, les fillods, où les fuites d’eau et les rats étaient le quotidien de tous », confie Marcel Chaussepied. Ce n’est qu’avec la création de l’Ifremer, en 1984, que l’environnement se voit reconnu en tant que thème majeur et qu’une direction de l’Environnement littoral est instituée, initialement au sein de la direction de l’Environnement et des Recherches océaniques. Les équipes brestoises sont enfin regroupées dans un bâtiment neuf, inauguré en 1987, ce qui favorise la reconnaissance de leurs recherches.

La surveillance continue a ouvert la voie aux approches de gestion intégrée de la zone côtière, intégrant les flux des pollutions issues du continent et leurs effets en mer. La mise au point des modèles mathématiques s’est avérée déterminante. En 1988, on modélise la prolifération des algues vertes en baie de Saint-Brieuc. En 1991, des cartes hydrodynamiques des courants résiduels en Manche sont établies.

Les outils de support à la recherche et à la surveillance ont également complètement renouvelé les approches et la communication des données environnementales, longtemps réservées aux initiés ou diffusés avec parcimonie. Les bases de données sont devenues fiables et les données des réseaux de surveillance sont désormais téléchargeables sans restriction. Le site Envlit (pour environnement littoral), ouvert au public en avril 2000, offre une approche nationale et régionale, avec des dossiers de fond et des animations.

Une vision européenne et internationale

La mise sur pied du réseau national d’observation n’était pas simplement dictée par la nécessité de répondre à des besoins nationaux. Il s’agissait également de satisfaire des demandes internationales, en particulier des contraintes imposées par les conventions régionales. Marcel Chaussepied se souvient qu’en avril 1975, très peu de temps après son arrivée au centre de Brest, le Cnexo organise, à la demande du ministère, la première réunion du groupe « Monitoring » de la convention de Paris de 1974 sur la pollution marine d’origine tellurique.

Un peu plus tard, un vent d’activisme se mit à souffler de la mer du Nord, dont certains Etats riverains avaient créé en 1988 la « North Sea Task Force » (NSTF), destinée à aller au-delà des simples approches chimiques de la pollution. La mer du Nord intégrant la Manche, Marcel Chaussepied fut chargé de coordonner, avec son collègue britannique Chris Ried, la rédaction d’un des tomes de ce bilan de santé, soit un recueil de 132 pages sur l’état de la Manche. En septembre 1992, Brest accueille le « Channel Symposium », ou conférence de la Manche, réunissant plus de 150 scientifiques de toute l’Europe. En 1993, la NSTF publie les résultats du premier exercice d’évaluation en commun de l’environnement marin.

Au niveau international toujours, les outils juridiques évoluent. Jusqu’en 1992, deux conventions datant du début des années 70 sont en vigueur en matière de prévention des pollutions marines. Celle d’Oslo porte sur les immersions et incinérations de déchets, celle de Paris sur les rejets de déchets d’origine tellurique. Devenues moins opérantes, elles sont remplacées en 1992 par un seul traité pour la protection du milieu marin de l’Atlantique du Nord-Est, dit convention Ospar. Et c’est Marcel Chaussepied qui est chargé de coordonner les experts de l’Ifremer dans les nombreux organes Ospar où ils sont sollicités.

En 2000, la convention Ospar dresse le premier bilan de santé global du milieu marin de l'Atlantique du Nord-Est, réparti en cinq rapports pour chacune des cinq parties de la zone (eaux arctiques, mer du Nord au sens large, mers celtiques, golfe de Gascogne et côtes ibériques, Atlantique au large) et une synthèse générale. Marcel Chaussepied suit tous ces travaux, qui vont modifier considérablement les approches de l’environnement marin. Tous les secteurs de recherche sont mobilisés. Plus de 50 experts de l’Ifremer et d’autres organismes nationaux sont sollicités. Marcel Chaussepied coordonne leur travail avec les partenaires espagnols et portugais : c’est le « groupe des latinos », chargé par le ministère de l’Environnement d’assurer ce travail pour la région golfe de Gascogne et côtes ibériques. Ce chantier débouche sur la constitution au sein de l’Ifremer d’un grand programme régional golfe de Gascogne, piloté par Jean Boucher de 2001 à 2004. Parallèlement, plusieurs réunions de comités Ospar sont organisées dans les locaux de l’Ifremer pour le compte du ministère : biodiversité, en 1999 à Brest, substances dangereuses, en 2002 à Lorient, aires marines protégées, en 2005 à Roscoff.

Réfléchir en termes d’écosystème

Désormais, on ne se préoccupe plus seulement de l’eau, mais de tout ce qui est vivant dans l’eau. Toutes les activités touchant à l’écosystème sont prises en compte, ce qu’on appelle approche écosystémique. Avec l’accélération de l’élargissement de l’Union européenne, l’environnement marin fait l’objet d’un projet de directive européenne dite Stratégie marine européenne, suite logique de trois décennies d’évolution juridique et scientifique. « Cette stratégie reprend les acquis de nombreuse années en termes de surveillance et d’évaluation de l’environnement marin, en les étendant à la mer ouverte », résume Marcel Chaussepied. Depuis 2006, cette stratégie est en discussion au Parlement européen. Elle donne à la Commission européenne le rôle moteur tenu jusqu’alors par la convention Ospar. La valorisation des travaux de surveillance est restée une priorité tout au long de ces années, permettant à la France d’être présente dans les différents lieux de coopération multilatérale et bilatérale.

Marcel Chaussepied n’est pas de l’avis de Louis Pasteur, qui conseillait aux scientifiques de rester dans leur laboratoire, de plancher dans leur laboratoire, de ne pas sortir. Il pense au contraire qu’une grande curiosité et un véritable échange avec d’autres disciplines et d’autres secteurs sont les ressorts profonds qui doivent animer un scientifique aujourd’hui. Il le sait bien, lui qui a pu se confronter aux autres au sein d’équipes pluridisciplinaires et qui a en plus voulu se frotter à l’Europe !

Pour en savoir plus : http://www.ifremer.fr/envlit/ 

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