L'ordre des femmes

Eliane, Geneviève, Nicole et Nicole, elles sont quatre à évoquer et échanger ensemble sur leur travail à l’Ifremer, en tant qu’assistante, secrétaire ou informaticienne. Des métiers d’accompagnement de la recherche qu’elles ont exercés pendant presque quarante ans. Embauchées à la même époque, au début des années 70, elles ont toutes les quatre effectué leur carrière au sein de l’institut, cloisonnée chacune dans une équipe ou un programme. C’est avec humour, et en riant beaucoup, qu’elles retracent leur parcours.

Eliane Le Drezen est la première à résumer sa carrière. Elle est embauchée en 1971 au Centre océanologique de Bretagne (le Cob) en tant que secrétaire, alors que sa formation est celle d’assistante d’ingénieur. Elle accepte néanmoins ce poste, car la rémunération proposée est supérieure de vingt-cinq francs à celle offerte par Thomson CSF. Elle passe ensuite quelques années au siège du Centre national pour l’exploitation des océans (Cnexo), à Paris, rattachée au responsable du projet Nodules et prendra en charge la gestion administrative et financière du projet. A son retour à Brest, en 1980, elle intègre le département Géosciences marines, où l’opportunité d’une démission inattendue lui permet de s’orienter vers le traitement informatisé des données marines. A l’aide de stages, de contacts et surtout d’échanges de connaissances au sein même de l’Ifremer, elle en fera son métier. Cette fonction lui permettra de participer à de nombreuses missions à la mer.

Nicole Gaignon entre au Cob en 1972 comme sténodactylo, elle aussi pour le compte du projet Nodules, dans une équipe qui travaille sur les aspects technologiques du projet. Sa spécialité est notamment la frappe et la correction des documents en anglais, langue qu’elle doit à une mère écossaise de bien maîtriser. Tout son parcours se fait avec des équipes d’ingénieurs, sur des grands projets comme l’énergie thermique des mers ou l’hydrodynamique.

Geneviève Le Grand arrive en 1970 au Cob, à une époque où il n’y a pas encore de bâtiments mais des baraques préfabriquées, les fillods. C’est Xavier Le Pichon qui l’embauche pour le dépouillement de la première campagne du Jean Charcot, car les « femmes ont plus d’ordre que les hommes »… Geneviève Le Grand passe ensuite au département Informatique, puis en Technologie marine où elle contribue à lancer l’assistance informatique aux équipes. Elle développe notamment des sites intranet et des sites internet de colloques. Elle est rattachée depuis quatre ans au Webmaster de l’Ifremer.

Nicole Uchard intègre en tant qu’intérimaire l’équipe Milieu solide du Cob en 1971, après deux années passées en Grande-Bretagne et une expérience à Paris dans le secteur privé. Elle y restera tout au long de sa vie professionnelle, accompagnant les mutations de travail des géologues au fur et à mesure que les équipes se restructurent. Du secrétariat d’équipe, elle passe ensuite au secrétariat de grands projets européens, mais toujours en Géosciences marines, comme s’appelle désormais le département.

L’époque des grands projets du Cnexo

Ces quatre femmes intègrent ainsi le Cob deux ans après sa création, entre 1970 et 1972. C’est la grande époque des pionniers, se remémorent-elles. « C’étaient des vieux… Ils avaient au moins 30 ans ! » plaisante Nicole Uchard, 22 ans à l’époque. « Ils s’appelaient par leur prénom. Il y avait cet esprit, qui venait d’Amérique ; les rapports étaient assez simples et l’on se tutoyait ». Elles disent encore que « c’était un monde particulier… très universitaire, très scientifique, mais en shorts, jeans et bermudas ».

Elles font partie des grands projets d’alors. C’est le développement des géosciences marines au sein de l’équipe Milieu solide, dirigée par Xavier Le Pichon. Cette équipe mène les premières grandes campagnes océanographiques en géologie sur le Jean Charcot, les premières plongées avec la soucoupe Cyana, l’exploration de la dorsale médio-océanique lors de l’opération Famous. Le projet Nodules, associant les équipes de géologie appliquée mais aussi celles de technologie, va impliquer de nombreuses personnes jusqu’en 1989, date de la dernière campagne.

Dans les années 70, le site brestois du Cnexo embauche un certain nombre de jeunes de la région pour occuper les postes techniques. « Il fallait que la personne soit convaincante ». Les postes ne sont pas nécessairement Cnexo ; il peut s’agir au départ de missions d’intérim ou de postes sur « ressources affectées » de type Muséum ou Sopemea. Les femmes sont peu nombreuses, et plus rares encore sont celles qui participent aux campagnes à bord des navires, mais Nicole Uchard et Geneviève Le Grand ont eu assez tôt la possibilité d’embarquer.

L’évolution du métier de secrétaire

Le métier de secrétaire est assez emblématique des métiers d’accompagnement de la recherche. Exercé exclusivement par des femmes, c’est celui qui a évolué le plus vite. Les deux Nicole dressent un constat légèrement désabusé : « Au début, il y avait un esprit d’équipe, qui était extrêmement porteur. Ce n’était pas très hiérarchique. La secrétaire était au courant de tout, pouvait décider à la place des gens en connaissance de cause. Nous avions un rôle fondamental, qui maintenant est éclaté en mille petites tâches décousues. Nous faisions tout, nous savions tout. On maternait aussi un peu les chercheurs, on faisait les assistantes sociales. Les gens avaient l’habitude de travailler en groupe. Pour rendre un rapport, tout le monde s’y mettait ensemble : le chercheur, la secrétaire, le dessinateur, le comptable. Nous avions du plaisir à travailler pour eux. Nous leur faisions leurs lettres, leurs articles, nous corrigions leurs manuscrits. Il n’y a plus à faire cela aujourd’hui. Les jeunes sont formés et parlent couramment anglais. Maintenant, c’est chacun pour soi. »

Les changements technologiques sont bien sûr au cœur de cette évolution. « Du point de vue technique, explique Nicole Gaignon, nous avons vécu de grandes révolutions. Nous tapions des rapports de deux cents pages avec du carbone, des stencyls. Il ne fallait surtout pas faire de faute dessus ! La photocopie n’existait pas, ou alors c’était une rareté. Le premier grand changement a été l’introduction de la machine IBM à boule. On pouvait enfin mettre en italique les noms latins… L’apprentissage de l’ordinateur a été plus douloureux, car c’était l’inconnu. Au début de l’informatique, c’était encore vivable pour les secrétaires, mais après, tous ont appris à taper. Chercheurs et ingénieurs font maintenant leurs textes eux mêmes, sans se préoccuper de la mise en page, avec leurs fautes bien à eux. Certains nous font relire et ils ont raison : nous avons un œil, nous sommes formées pour cela, mais la plupart ne savent plus que cette compétence existe.

La généralisation de l’informatique a été un grand tournant. Elle a induit des comportements beaucoup plus individuels. La secrétaire, qui ne fait plus de frappe, accomplit désormais des tâches intermédiaires de gestion, telles que les commandes et le suivi des factures, met en place des sites web ou gère des bases de données. Autrefois, les dossiers papier étaient traités de A à Z. Le travail s’est parcellisé, mais quand une secrétaire est absente, « tout bloque », s’accordent à dire les deux Nicole. C’est bien que la preuve que la secrétaire, appelée d’ailleurs désormais assistante, comme si le mot secrétaire était si usé qu’il est devenu politiquement incorrect, joue un rôle indispensable. Finalement, elles se sont adaptées à toutes ces mutations et trouvent « miraculeux » d’avoir su le faire.

Une volonté d’évolution personnelle

Toutes deux ont choisi de rester secrétaires, et au sein des mêmes groupes de travail. « Ce n’est pas toujours facile d’évoluer dans ce monde d’hommes, ou parfois de femmes, très diplômés, qui peuvent être parfois condescendants », confie Nicole Gaignon, qui a éprouvé une certaine frustration de n’avoir pas fait d’études. Elle a choisi de travailler à mi-temps, pour élever ses enfants au départ, puis par choix personnel. Elle a dû fournir un certificat médical à l’administration pour obtenir le droit de passer à temps partiel. Avoir choisi de faire valoir ce droit lui semble avoir été mal considéré au début, même si c’est mieux reconnu aujourd’hui.

Eliane Le Drezen et Geneviève Le Grand ont des formations plus techniques, et ont choisi de changer d’équipe (Geneviève) ou de changer de fonction (Eliane). Ces changements leur ont permis d’évoluer dans leur travail. Elles n’ont pas trouvé ces tournants toujours faciles à prendre, car elles étaient prises entre les anciens, qui transmettaient assez aisément leurs connaissances, et les jeunes, très confiants, qui arrivaient avec leurs formations spécialisées récemment acquises et voulaient s’imposer. Ils avaient du travail une vision beaucoup plus individualiste. Aujourd’hui, elles assurent avoir aimé l’évolution de leur métier : elles se sentent beaucoup plus responsables de ce qu’elles font, et toujours amenées à prendre des initiatives. Elles regrettent cependant la disparition d’un vrai travail en équipe au profit de comportements plus individualistes.

Un regard de groupe

Le monde des femmes n’est pas celui des hommes, disent-elles. C’est un monde d’accompagnement, d’assistance, au service d’une équipe et pas d’une discipline particulière. Trois des quatre femmes présentes ont passé toute leur carrière au sein d’une même équipe, s’identifiant à elle. Elles regrettent cependant d’avoir vécu dans un monde très cloisonné (chacune dans un domaine de recherche), alors qu’elles se découvrent finalement beaucoup de points communs : avoir vécu le début du centre, avoir traversé plutôt bien les évolutions technologiques, même si cela a parfois été difficile et stressant, et finalement avoir réussi une vie professionnelle. Dans les propos des deux secrétaires perce le regret d’un métier qui s’est transformé, qui n’est plus apprécié aujourd’hui, et dont l’évolution à venir est très incertaine. Les « techniciennes » du traitement de données et de l’informatique ont mieux traversé les changements et sont plus confiantes dans la suite réservée à leur métier, mais elles ont sans doute dû se battre plus que les hommes pour mener leur carrière.

Ce qui ressort de ce dialogue à quatre voix, c’est aussi la fierté d’avoir travaillé dans un univers agréable et exceptionnel, avec des gens passionnants et passionnés, d’avoir eu l’opportunité de voyager et, pour certaines, d’évoluer dans leur métier. Elles livrent l’impression d’avoir participé à une aventure commune, d’avoir appartenu d’une certaine façon à une « grande famille », même si ses membres se connaissaient assez mal.

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