Catherine Maillard, physicienne et banquière de données

Elle a été l’une des premières océanographes physiciennes, alors que la discipline démarrait et que les femmes y étaient rares. Plus tard, elle a pris des responsabilités dans le domaine des systèmes d’information, domaine alors en plein essor. Catherine Maillard donne les grandes lignes de sa carrière, reflet des évolutions de l’océanographie en France et en Europe.

Bien qu’élevée en région parisienne, Catherine Maillard est d’une famille de marins, originaire de Bretagne pour une branche et de Méditerranée pour l’autre. C’est donc tout naturellement qu’elle s’est intéressée au récent DEA d’océanographie de l’université de Paris VI, une fois achevé son cycle de sciences physiques et mathématiques. Elle a enchaîné, à la fin de 1967, comme assistante temporaire, puis sur des contrats du Centre national pour l’exploitation des océans (Cnexo), au Muséum d’histoire naturelle de Paris. Le laboratoire d’océanographie physique du Muséum représentait alors la première équipe d’océanographie physique en France, créée quelques années auparavant par les professeurs Henri Lacombe et Paul Tchernia, pionniers de la discipline.

En Mediterranée occidentale avec les pionniers

Le principal thème de recherche du laboratoire était alors l’étude de la formation des masses d’eau par convection hivernale et de l’influence des tourbillons cycloniques de moyenne échelle dans ces mécanismes. Les zones d’investigation étaient les mer semi-fermées, en particulier le bassin ouest de la Méditerranée, dans lequel les campagnes Medoc étaient conduites chaque hiver. C’était aussi la mer Rouge, sur laquelle, à partir de mesures collectées par ses prédécesseurs, Catherine Maillard passera sa thèse sur la dynamique de convection hivernale. Les embarquements représentent des souvenirs forts de sa carrière. Dès son année de DEA, elle a pris part aux toutes premières campagnes de réglage du nouveau navire océanographique Jean Charcot, puis aux campagnes Medoc. A cette époque, les femmes n’étaient pas toujours bienvenues à bord, mais « nous étions deux débutantes, à la fois au bureau et lors des embarquements, et l’équipe des filles se faisait plus facilement admettre ». Les observations se faisaient entre deux coups de mistral souvent redoutables, et les marins bretons leur préféraient le Golfe de Gascogne, pourtant guère plus clément à cette époque de l’année.

L’instrumentation scientifique à la fin des années 60

Dans ces années 70, l’instrumentation était encore assez peu élaborée : essentiellement des bouteilles de prélèvement avec thermomètres pour les mesures des paramètres physico-chimiques, courantomètres à rotor donnant le cap et la direction (peu nombreux). Les bathysondes débutaient et étaient si difficiles à étalonner d’une manière fiable que les bouteilles restaient la référence. C’est toutefois sur la zone Medoc qu’ont été expérimentés les premiers courantomètres dérivants, les « flotteurs de Swallow », par John Swallow lui-même à bord. Ces instruments ont initié le développement de tous les capteurs lagrangiens suivants, comme le Marvor, le Provor et leur homologues étrangers. « J’aimerais souligner, insiste Catherine Maillard, que tous les nouveaux capteurs, comme la bathysonde ou les courantomètres vectoriels (fixes ou dérivants), ont mis dix à vingt ans avant d’être vraiment fiables et opérationnels. Si cela avait été connu avant le développement, rien n’aurait probablement été fait, puisque tout nouveau programme a obligation de résultat dans les trois ans. Ce délai de mise au point est pourtant indispensable pour parvenir à une instrumentation de qualité, permettant d’améliorer les mesures et d’étudier avec précision les fluctuations de l’environnement marin. » Quant aux moyens de calcul, ils étaient balbutiants. Corrections, tracés, traitements et calculs divers étaient faits à la main avec l’aide d’abaques et des tables de Knudsen. Vinrent les premiers calculateurs, avec enregistrement sur des rubans ou cartes perforés, ensuite sur des bandes magnétiques, puis sur des disques. Dans ces années, la salle de dessin du Jean Charcot était le domaine où l’ « équipe des filles » jouait en quelque sorte le rôle des calculateurs actuels. L’inconfort les a motivées pour se mettre à la programmation. « Nous passions des heures à faire ce qui prend aujourd’hui quelques secondes », se rappelle Catherine Maillard.

Sillonnant l’Atlantique

Une anecdote glanée lors de son pot de départ à la retraite la montre en 1974, co-chef de mission de la campagne Gate, au large de Dakar, avec le capteur de pression de la bathysonde défaillant. Aucune escale n’étant au programme, la seule solution est qu’un appareil de rechange soit parachuté. L’avion se fait attendre, ses collègues se souviennent d’elle jouant « sœur Anne » et scrutant le ciel. Lorsqu’enfin l’appareil arrive, elle se précipite récupérer le capteur, alors que tous les autres se jettent sur le courrier postal qui l’accompagne, et qui constituait alors le seul moyen de communication avec les proches.

En 1977, dans le cadre d’un post-doctorat, elle séjourne un an au centre océanographique de Woods Hole, aux Etats-Unis. Là, elle travaille sur les méandres du Gulf Stream. Le courant est un phénomène instable, qui produit de temps à autre de grands méandres qui se scindent en anneaux, grands tourbillons qui isolent des masses venues du nord et dont la composition chimique et biologique est spécifique des eaux froides. Titularisée au Cnexo, elle rejoint le Centre océanologique de Bretagne, à Brest, à son retour en France. Le laboratoire d’océanographie physique (LPO) du centre brestois lui propose un sujet dans la continuité de ses recherches américaines : les mouvements tourbillonnaires dans l’Atlantique du Nord-Est. Son travail s’appuie sur les données hydrologiques historiques, de nouvelles mesures de bouées dérivantes et de la courantométrie au pont fixe, pour lesquelles elle défend de longues séries temporelles. Parmi ses publications, on note ainsi l’Atlas hydrologique de l’Atlantique Nord-Est, qui a fait longtemps référence.

Durant ces quelque dix années, elle a continué de prendre part à de nombreuses campagnes, au sein d’équipes d’océanographes de diverses nationalités. Elle participe ainsi à des programmes conjoints avec des laboratoires de l’université de Paris VI, notamment aux campagnes Merou, où elle complète les travaux de sa thèse par l’étude du régime estival et aux campagnes Confluence, au large de l’Argentine, sur la zone de confluence des courants du Brésil et des Malvines. Cette ouverture sur l’étranger, renforcée par un séjour de plusieurs mois à l’Institut für Meereskunde de Kiel, en Allemagne, lui a été particulièrement profitable à l’heure de passer à son second métier : la gestion de bases de données, où la coopération internationale va jouer un rôle clé.

L'arrivée au Sismer

En 1990, Catherine Maillard est mutée au Sismer (Systèmes d’informations scientifiques pour la mer). Ce service de l’Ifremer vient alors d’être créé pour gérer les systèmes d’information et les bases de données marines pour la communauté scientifique française. Sa mutation, qui coïncide à quelques années près avec la vente du Jean Charcot, sonne la fin des campagnes en mer bien remplies et d’escales mémorables à Toulon, Marseille, Lisbonne, Madère, Açores, Grand Canaria ou encore Mar del Plata. De nouvelles activités s’ouvrent en revanche, avec la participation aux programmes communautaires des programmes cadre européens Mast puis des infrastructures de recherche européennes.

La gestion des informations et données marines

Lorsque le centre de Brest avait été créé, au début des années 1970, un Bureau national des données océaniques (BNDO) avait été mis en place au département Informatique, regroupant les services de centre de données (numériques) et de bibliothèque, qui s’appuyaient alors sur un calculateur centralisé. Au cours des années 1980, l’arrivée de l’informatique répartie, en particulier des stations de travail Unix et des postes de travail personnels, a remis en cause le support humain et financier aux systèmes centralisés. Le fonctionnement du centre de données avait alors été mis en veilleuse. Le résultat n’a pas été celui attendu, car les données, qui restaient sous des formes non normalisées sur les postes de travail hétérogènes, n’étaient plus accessibles par d’autres que leurs auteurs. Elles risquaient d’être perdues. Ainsi, l’effort de collecte à la mer courait le danger d’être inutilisable au bout de quelques années. Dans le même temps, la demande sociale en faveur du suivi de l’environnement et des changements climatiques se renforçait. Or seules de longues séries d’observations pouvaient y donner accès, ce qui impliquait que les mesures faites au cours du temps par différents observateurs et différents capteurs soient intégrées dans un même système et leur comparabilité vérifiée. Cela a donc conduit à recréer un service spécialisé dans la compilation des données auprès des scientifiques, à assurer leur documentation, un format commun et une accessibilité pour les années futures. Le Sismer fut créé en ce sens, avec à sa tête un triumvirat de seniors composé d’un halieute (le premier directeur), d’un ingénieur système et de Catherine Maillard. Après une phase de croissance, Sismer s’est scindé en deux équipes autour de deux métiers principaux : le service d’Ingénierie des services d’information, à haute compétence technique, et les gestionnaires de données, plus proches de la communauté scientifique, qui ont gardé l’appellation Sismer. Catherine Maillard en a pris la direction. « C’est un métier généraliste, qui nous amène à côtoyer des scientifiques de toutes les disciplines et les responsables des centres de données des autres pays. Cette diversité est passionnante. »

Les projets européens

La création d’un service avec peu de nouveaux moyens dégagés représentait un challenge. La solution résidait en grande partie dans la « soumission gagnante » aux appels d’offre des programmes européens. Chaque nouveau contrat a nécessité l’engagement d’un employé en contrat à durée déterminée, dont certains ont été pérennisés. Mais la participation aux projets européens, dont la coordination de plusieurs d’entre eux et d’importants « workpackages » de ces projets, n’a pas été qu’un simple moyen de trouver les moyens humains et financiers manquants ; elle a aussi permis d'évoluer beaucoup plus vite scientifiquement et techniquement par la confrontation des savoirs et la nécessité de travailler en réseau. En particulier, cette dynamique a permis de travailler sur les normes communes de méta-données, nécessaires à la documentation et à l’accès aux données, et sur le développement d’un vocabulaire commun. Partager un langage est indispensable pour que des chercheurs de différentes disciplines puissent travailler ensemble (les mêmes mots n’ayant pas toujours le même sens d’une discipline à l’autre) et pour qu’un même paramètre n’ait pas deux noms différents. C’est la première étape de tout partage des données et de leur normalisation. Le cycle de conférences Imdis (International Marine Data and Information Systems), initié dans ce cadre par la conférence de Brest 2005 puis d’Athènes 2008, traduit l’intérêt mondial porté à ces questions de communication pour l’échange de données marines en même temps que le suivi de l’art technologique.

Le réseau SeaDataNet

Si le système de gestion de données est plus raisonnablement mis en place de manière centralisée au niveau national pour des raisons de coût et d’efficacité, il reste réparti au niveau des pays, qui sont encore réticents à déléguer leur « patrimoine données », collectées à grands frais, à un quelconque centre mondial ou international. Tel est le défi actuel du programme européen SeaDataNet, lancé par l’Ifremer en 2006 pour développer un centre de données virtuel au niveau paneuroéen, par la mise en réseau de centres nationaux interopérationels. La mer n’ayant pas de frontières, il est très vite apparu que pour constituer des bases de données sur les mers européennes, la coopération avec l’Union européenne était tout à fait insuffisante et que le réseau devait s’étendre à tous les pays de la Méditerranée et de la mer Noire. Voir évoluer rapidement des équipes de pays hier en guerre civile et discuter science ou vie quotidienne avec les collègues étrangers reste une expérience marquante. Du point de vue humain, le travail sur les projets communautaires s’est ainsi avéré extrêmement enrichissant.

Un métier d’avenir

La gestion des données est désormais prise en compte pour chaque projet de recherche et chaque expérience à la mer. Tout système de gestion de données doit être compatible avec les normes existantes et s’appuyer sur une infrastructure pérenne. Il faut être attentif au fait que les nouveaux capteurs produisent un volume de données que les systèmes ordinaires ne peuvent gérer. La tendance à la pluridisciplinarité renforce en outre l’importance de la documentation (les métadonnées). Parallèlement, les récents développements des technologies de la communication ont ouvert d’immenses perspectives pour l’accès aux données et la l’information, leur visualisation et leur gestion pérenne. Pour exécuter toutes les tâches requises (récupérer les données, les normaliser, les formater, les vérifier et les archiver, assurer les changements de support avec l’évolution technologique et construire les outils logiciels), « il faut des bras, et différentes compétences », souligne Catherine Maillard. « Le développement et la gestion des systèmes d’information représentent un domaine encore en plein développement et plusieurs métiers d’avenir, en particulier pour les femmes qui ont montré de grandes capacités dans ce domaine, en France comme à l’étranger. »

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