Claude Marchalot, le développeur
Au début des années 70, l’informatique, centralisée et coûteuse, n’était pas toujours la bienvenue dans l’entreprise. Aujourd’hui, communicante, décentralisée autant que partagée, elle est son oxygène. Claude Marchalot a vécu ce bouleversement à des postes très différents les uns des autres, qui l’ont amené à être en contact avec l’ensemble des disciplines représentées à l’Ifremer. Une position transversale et un éclairage original de l’institut.
Pour ce Breton féru de voile, faire de l’informatique à Brest, au Centre national pour l’exploitation des océans (Cnexo), c’était inespéré. A la fin de sa maîtrise d’informatique, en 1971, il était presque résigné à « s’exiler dans les paysages de la grosse industrie lorraine », lorsqu’une opportunité de bourse de DEA se présenta au Cnexo. Il y a finalement accompli toute sa carrière, parcourue par quatre grandes étapes : les bases de données documentaires puis numériques, le centre d’acquisition et de traitement des données dites « basse-cadence » du satellite ERS1, le développement de logiciels pour navires et engins et enfin la responsabilité du département Informatique et Données marines.
Quand l’offre précède la demande
Claude Marchalot est de la première génération d’ingénieurs formés à l’informatique, qui arrivaient dans les entreprises à une époque où les quelques personnes en charge de l’informatique avaient généralement acquis leurs connaissances sur le tas. « Nous étions un peu des ovnis, mais je crois que nous portions une vision de l’océanographie qui était bonne, affirme-t-il : nous défendions la nécessité d’engranger les données pour progresser. » Si aujourd’hui, les projets scientifiques se bâtissent souvent autour d’architectures de centres de données, la démarche était totalement étrangère aux pratiques du début des années 70.
L’impulsion est venue des pouvoirs publics. Le ministère de la Recherche essayait alors de structurer ces bases de données dans tous les secteurs scientifiques. Au Cnexo, cela s’est traduit par l’implantation d’un bureau national des données océanographiques (BNDO), ancêtre de l’actuel Sismer. Le bureau devait capitaliser les connaissances acquises lors des campagnes océanographiques françaises, essentiellement alors dans le domaine physique. « L’ambition était de faire la même chose pour la documentation, de rassembler les articles scientifiques dont les signalements étaient publiés dans un certain nombre de bulletins de rang mondial. Les fichiers nous arrivaient alors sous forme de bandes magnétiques », explique Claude Marchalot. Mais l’informatique de l’époque se résumait à d’énormes calculateurs, au demeurant peu performants. En l’absence de micro-informatique et surtout, de réseau, les bases de données documentaires étaient finalement accessibles à très peu de monde. « C’était une solution un peu luxueuse, voilà pourquoi je dis que nous étions trop en avance par rapport aux besoins. »
Le coup de pouce de la télématique
En 1978, l’apparition de la technologie de la commutation par paquets a permis de constituer un réseau de télécommunication national raccordé à ses homologues européens par un « nœud de transit » international. Via ce réseau Transpac, un serveur documentaire appelé Dococéan a pu être mis en place au Cnexo. Claude Marchalot s’est passionné pour cette période de foisonnement des réseaux, de recherche de solutions différentes. Aux Etats-Unis, l’armée américaine avait monté un premier réseau, Arpanet, destiné à structurer les différents centres de recherche, dont Internet est aujourd’hui l’héritier. « C’est grand public aujourd’hui, mais pendant des années ce réseau était uniquement destiné à la recherche, avec une éthique complètement différente, interdisant strictement les intérêts commerciaux », tient à rappeler Claude Marchalot.
Au fur à mesure des progrès de la technologie, l’informatique documentaire a fait des émules au Cnexo et conquis d’autres domaines d’application. La base de données sur l’environnement profond, Biocéan, a ainsi été créée avec les mêmes logiciels documentaires, complétés par des développements spécifiques réalisés par l’équipe de Claude Marchalot. La première mise en ligne des données du Réseau national d’observation de la qualité du milieu marin s’est également appuyée sur ces technologies. « Nous avons réussi à contaminer tout le monde, si bien que je me suis retrouvé vers le milieu des années 80 avec la responsabilité de l’ensemble des bases de données. »
L’aventure ERS1
En 1985 a justement démarré le grand chantier du premier satellite européen à vocation océanographique, baptisé ERS1, pour European Remote-Sensing Satellite. « Un satellite océanographique, c’est un monstre technologique, explique Claude Marchalot : penser qu’en 1991, année de son lancement, les données acquises par son précurseur américain, Seasat, en à peine trois mois d’activité à la fin de 1978, étaient toujours en cours de traitement ! » En tant que responsable du développement du système informatique chargé de traiter les données du satellite, il est entré très tôt dans le jeu. « Il y a eu toute une phase de définition du projet menée avec nos collègues du Centre national d’études spatiales (Cnes) et de la Météorologie nationale, puis de négociation avec l’Agence spatiale européenne, suivie de la construction du segment sol à l’échelle de l’Europe. Le principe était que chaque pays contributeur retrouve sa mise en termes de développement industriel. Cela a été un peu la bagarre. » Le Centre ERS1 d’archivage et de traitement, ou Cersat, localisé à Brest, constituait ainsi la contribution française au segment sol. Il avait la responsabilité de trois instruments portés par le satellite : le radar altimétrique, le radar à synthèse d’ouverture (pour son fonctionnement en mode vague) et le diffusiomètre vent.
L’Ifremer acquiert une culture spatiale
Construire un tel centre était pour l’Ifremer un véritable pari. Concernant la partie informatique, Claude Marchalot dit n’avoir jamais eu depuis de projet financé à une telle hauteur. La pression était d’autant plus grande que l’institut n’avait aucune expérience dans le domaine spatial. « C’est l’Agence spatiale européenne qui a voulu que la réalisation de ce centre soit pilotée par un organisme océanographique, proche des utilisateurs, et pas par un organisme spatial. Je me souviens de réunions du segment sol, à Rome, où tout le monde nous attendait au tournant, jaugeant nos capacités à définir de façon précise un système qui serait ensuite construit par les industriels », se rappelle-t-il encore. Claude Marchalot avait en charge la spécification du système informatique, mais sa réalisation devait être sous-traitée. Deux options se présentaient dans le choix du sous-traitant : soit un industriel du spatial, soit une société de service informatique. Avec le premier, c’était la garantie de la livraison d’un système clés en main mais avec un certain désaississement de l’équipe système de l’Ifremer ; avec le second, c’était l’assurance de l’acquisition par l’Ifremer d’une compétence dans le développement d’un segment-sol océanographique, puisque l’institut serait alors dans l’obligation de piloter étroitement la société sous-traitante. « Nous avons fait le choix de cette dernière solution, parce qu’en nous défaussant sur un industriel du spatial nous n’aurions rien appris. Et la commission de choix nous a fait confiance. Elle était dirigée par Yves Sillard, alors président-directeur-général de l'Ifremer, qui venait du Cnes et mesurait bien les difficultés. La confiance qu’il nous a accordée alors, au vu de notre travail de conception, est un des meilleurs souvenirs de ma carrière », aime à se rappeler Claude Marchalot.
L’artisanat informatique
Le Cnes et l’Ifremer, partenaires du projet Cersat, n’avaient pas toujours la même vision. Le Cnes, en charge de la supervision de la partie algorithme scientifique, n’avait pas forcément la même perception des besoins des océanographes, futurs utilisateurs des données du satellite, que l’Ifremer, chargé du système informatique. « Nous voulions vraiment coller aux besoins de l’océanographie et pouvoir satisfaire des demandes à différentes échelles géographiques et temporelles. Pour ce faire, dès le départ, nous avons voulu mettre tous les produits en ligne. » Un choix précurseur, car ce qui semble évident aujourd’hui nécessitait dans les années 80 beaucoup d’imagination. Ce sont finalement deux juke-box américains, fonctionnant avec des disques optiques numériques d’une capacité unitaire de deux giga-octets, qui ont permis de proposer un accès en ligne aux données du Cersat. « Quelque chose de fondamental a changé dans le couplage entre l’informatique et la science : aujourd’hui, les capacités informatiques progressent plus vite que les technologies spatiales, alors qu’à l’époque, de gros efforts ont été nécessaires pour avoir une informatique capable d’ingurgiter les informations transmises par les satellites », commente Claude Marchalot.
Le soutien d’une équipe
L’aventure Cersat aura été « exaltante », dit-il, même si elle s’est achevée pour lui sur une fausse note. En 1991, quelques mois avant le lancement du satellite, s’est tenue une de ces fameuses revues, au cours de laquelle l’équipe a fait face à un panel d’experts du spatial, tenus d’évaluer en détail la cohérence du projet. Or la partie système informatique du centre se débattait alors dans des difficultés, liées notamment à de nombreux changements dans les interfaces entre le Cersat et l’Agence spatiale européenne. « Nous avons eu la naïveté d’être trop honnêtes, de présenter franchement nos difficultés. Des attaques ont surgi, très dures, et les responsables de l’Ifremer présents à la réunion, faute de cette culture de projet et de revue, n’ont pas su nous défendre. J’en garde un souvenir pénible. Je n’ai pas été mécontent de changer de fonction après cela », confie Claude Marchalot. Il n’aura pas vécu en vain ces moments d’isolement technique et, une décennie plus tard, devenu chef de département, il aura à cœur d’assurer aux chefs de projet un soutien, d’organiser des comités de suivi réguliers, de veiller à créer un esprit d’équipe favorisant échanges et coopération technique.
Retour aux sources
Après la frénésie ERS1, Claude Marchalot a eu envie de revenir au cœur de son métier d’ingénieur informaticien : le développement de logiciels. « Ecrire les logiciels, les faire marcher, ça a toujours été mon moteur. C’est vraiment de la créativité. Je voulais m’y remettre, d’autant plus que l’informatique avait gagné des champs nouveaux, apportait des réponses à des problèmes de plus en plus complexes. Je voulais aussi approfondir mes compétences en génie logiciel. J’ai demandé alors à intégrer l’équipe en charge des systèmes embarqués. »
La redécouverte de la programmation se fait progressivement. Dans un premier temps, Claude Marchalot participe au montage du projet de logiciel de cartographie sous-marine Caraïbes, « un des fleurons logiciels de l’Ifremer », très largement utilisé à l’extérieur de l’institut. L’opération suivante, autour du véhicule sous-marin Rov, lui donne l’occasion de se remettre réellement à la programmation, sans jouer cependant un rôle prépondérant. C’est avec Movies+ qu’il retrouve véritablement son métier de développeur. Le projet consistait à rénover un logiciel qui utilise les données des sondeurs de pêche et qui sert notamment à identifier et évaluer les stocks de poissons.
Le pari du micro
A l’origine de ce petit mais performant logiciel se trouve Noël Diner, un ingénieur de l’Ifremer spécialiste de l’acoustique appliquée à la pêche. Movies+ plus repose sur l’envoi d’une impulsion acoustique, qui retourne un signal échantillonné différemment selon la nature, plus précisément selon la densité, des milieux qu’elle traverse. La réalisation de ce logiciel se situe au carrefour de trois métiers : le spécialiste du signal, le biologiste des pêches et l’informaticien. « C’était un pari informatique particulier pour le service, parce que c’était le premier logiciel à être écrit sur un micro-ordinateur. Jusque-là, nous développions sur des stations Unix. Il fallait donc s’assurer que le matériel réagisse en temps réel aux tirs des sondeurs. » L’outil a finalement bien marché et s’est bien diffusé dans le monde, mais la première sortie en mer du logiciel a été épique. « C’était lors d’une campagne Pégase, en 1998, dans le golfe de Gascogne. Il faut se figurer quarante personnes à bord, dont une bonne partie venue écouter ce que dit votre logiciel. Elles-mêmes ont une pression énorme, parce qu’il y a derrière toute une filière de professionnels (notamment de l’anchois) qui attend le diagnostic. Et votre logiciel, forcément, ne marche pas ! Il faudrait un miracle pour qu’il n’y ait pas de bug lors d’une première utilisation. Chaque fois qu’il plantait, je voyais toutes les têtes du PC scientifique, où les postes de travail sont connectés aux différents sondeurs, se tourner vers moi… Et impossible de faire des tests dans la journée, quand les scientifiques travaillent, il faut attendre la nuit. » Au bout d’une petite semaine, grâce notamment aux bons offices de Noël Diner, qui a joué les temporisateurs, Movies+ a finalement tenu ses promesses. Par la suite, Claude Marchalot a complété et fait compléter le logiciel, réalisé pour partie en sous-traitance et pour partie en interne. Il a effectué un nombre conséquent de missions pour l’installer sur différents navires. « Beaucoup de missions de transit, où l’on est le seul de l'Ifremer à bord, entre Le Havre et La Corogne ou entre La Palice et Vigo. Rien à voir avec la convivialité des campagnes scientifiques, malgré l’accueil attentionné des électroniciens du bord ! »
Chef d’équipe
Une certaine lassitude des missions en solitaire, peut-être… Toujours est-il que quand la direction de l’Ifremer est venue lui proposer de prendre la direction du département Informatique et Données marines, il était « dans de bonnes conditions pour démarrer ça », reconnaît-il. Une part de défi personnel a pu jouer également dans ce choix : l’Ifremer comprend deux grandes équipes d’informaticiens, celle des systèmes embarqués et celle des infrastructures, et lui venait de l’une pour diriger l’autre… Le département intégrait en outre, depuis relativement peu de temps, le centre de données océanographiques Sismer et présentait de ce fait une certaine complexité. « Je suis arrivé avec le souci de faire collaborer trois métiers : la gestion des infrastructures informatiques, le développement de systèmes d’information et la gestion de centres de données. Et j’ai réellement investi sur l’animation, l’échange, la communication interne et vers les autres équipes d’Ifremer », rappelle Claude Marchalot. Ce département résume en quelque sorte la problématique de l’Ifremer. « La force d’un tel organisme, c’est la variété des disciplines et des métiers. Mais ça ne sert à rien si les gens ne travaillent pas ensemble. Or la coopération n’est pas naturelle, il faut la provoquer ! », insiste-t-il encore. Et d’évoquer les grands élans fédérateurs impulsés par certains présidents de l’institut, qui ont abouti à des projets comme le défi golfe de Gascogne. « Mais la dynamique retombe si l’impulsion n’est pas sans cesse renouvelée », constate-t-il.
L’océanographie opérationnelle
Claude Marchalot plaide d’autant plus énergiquement pour ce rassemblement de compétences qu’il mesure à quel point l’océanographie a changé depuis les années 70. Le stade descriptif est largement dépassé, même si tout n’est bien sûr pas connu. Les besoins d’observation et de prédiction opérationnelle ont pris le pas sur l’exploration. « Les collègues scientifiques préfèrent le terme d’observatoire à celui d’océanographie opérationnelle, mais nous, dans le département, l’aimons beaucoup, car nous avons vraiment maintenant des obligations opérationnelles. A côté de la connaissance scientifique sont apparus des besoins opérationnels de surveillance et de prévision. Les centres de données jouent là un rôle fondamental. » Il attribue à Jean-François Minster, président de l’Ifremer de 2000 à 2005, cette vision d’un océan sous monitoring. Et il se réjouit de voir que la France s’est fortement engagée dans cette direction, et que Sismer est devenu l’un des deux grands centres mondiaux de données océanographiques. « Je devrais dire le premier, car nous avons été prêts avant le centre de Monterrey, placé sous la responsabilité de l’armée américaine ! »
Silence, on tourne…
L’attachement de Claude Marchalot à l’organisme auquel il a consacré sa carrière est manifeste. Et solides sont ses liens avec les différentes équipes aux côtés desquelles il a travaillé. Mais un dernier souvenir qui lui tient à cœur n’est pas directement lié à son travail. Il prend plaisir à évoquer le passage de relais entre les deux Thalassa, l’ancienne et la nouvelle, au cours de la campagne Silence, en 1996. « Nous étions sur le pont de la nouvelle Thalassa, à la nuit tombée, projecteurs allumés et sirènes mugissantes, et le vieux navire, qui représentait pour certains trente ans de vie professionnelle, s’éloignait petit à petit. Un moment chargé d’émotion, et d’esthétisme aussi. Style Amarcor, de Fellini… »