Violaine Martin, croqueuse de bébêtes
La spécialiste du dessin des animaux des grands fonds à l’Ifremer, c’est elle. Sa réputation de naturaliste fait oublier que Violaine Martin a également réalisé quantité de cartes, graphiques, schémas et posters. Son rôle était de donner aux résultats de travaux de recherche une représentation lisible et précise. Croquis d’un métier en voie de disparition.
La science de la classification des formes vivantes ne comptera bientôt plus à l’Ifremer de représentant susceptible de faire des publications de systématique, qui reposent sur l’exactitude du dessin naturaliste. Quant aux cartes et schémas, leur réalisation est désormais à la portée de chacun par la vertu de l’informatique. Violaine Martin n’est pas amère face à la disparition de son métier : son oeil exercé mesure les faiblesses du travail graphique effectué par des non-spécialistes. « L’informatique est un outil formidable, mais il n’apprend pas à dessiner », prévient-elle.
Les effets de la grève
Sans mai 1968, elle ne serait sans doute jamais entrée à l’Ifremer. Au Centre national pour l’exploitation des océans (Cnexo), à l’époque. Violaine Martin sortait des Beaux-Arts, sans le diplôme, qu’elle n’avait pas voulu prendre le temps de présenter une seconde fois pour ne pas demeurer à la charge de ses parents. Elle s’était surtout intéressée « à la déco, au stylisme, à la publicité ». Aussi la voie de l’édition publicitaire en sérigraphie, dans laquelle elle avait trouvé du travail, la satisfaisait-elle. Mais c’était compter sans les grèves de ce mois de mai, qui bloquèrent l’activité de son entreprise et la privèrent de son emploi. « Après deux mois de chômage, j’ai accepté d’être standardiste aux PTT, en attendant. J’y suis restée huit mois. Ils voulaient me faire passer des concours pour me titulariser, mais ce n’était pas du tout mon truc ! Je répondais à toutes les annonces qui demandaient des dessinateurs. » Celle du Cnexo, très sibylline, n’avait pas particulièrement retenu son attention. Elle avait même oublié y avoir répondu, lorsqu’elle eut la surprise d’être contactée sur son lieu de travail par un certain Lucien Laubier. « Il devait participer à un colloque à Nantes et a proposé de faire le détour par la Roche-sur-Yon pour me rencontrer et voir mes travaux. Le temps de démissionner des PTT et je suis arrivée à Brest le 1er mai 1969. »
Deux préférences
Native de l’Anjou, pensionnaire à Nantes à douze ans, Violaine Martin vivait depuis longtemps à distance de ses racines. Aussi est-ce sans états d’âme qu’elle quitta les pays de Loire pour le Finistère. Ce nouvel emploi de technicienne dessinatrice lui paraissait d’autant plus prometteur qu’il allait lui permettre de concilier ses deux principaux centres d’intérêt : le dessin et la biologie. « J’ai toujours dessiné. Et puis bizarrement, au lycée, c’étaient les sciences naturelles qui m’intéressaient. Mais on m’avait dit que pour en faire, il valait mieux être bon en maths, ce qui n’était pas mon cas. Alors j'ai passé le concours d'entrée aux Beaux-Arts. Et en arrivant ici, je faisais du dessin dans un milieu où l’on s’intéressait au vivant, c’est vraiment bien tombé ! », raconte-t-elle.
En 1969, le centre de Brest comptait à peine une vingtaine de personnes. Un préfabriqué en tôle abritait l’embryon du département scientifique, tandis que les administratifs occupaient un ancien corps de ferme. Tant que les scientifiques étaient réunis en un seul grand département, Violaine Martin a travaillé aussi bien pour ceux qui étudiaient l’aquaculture, la pêche, la géologie que les milieux profonds. « J’ai appris plein de choses sur le tas. Et en discutant avec les chercheurs pour être sûre d’avoir bien compris ce que je devais illustrer. Ce qui me plaisait le plus, c’était le profond. » Heureuse coïncidence, car dès l’instant où plusieurs départements ont été distingués, elle a été amenée à se consacrer exclusivement aux publications de la biologie abyssale.
Un autre dessin
La technique de dessin était tout à fait différente de ce qu’elle avait pu pratiquer jusque-là. « J’ai commencé à apprendre à dessiner les animaux qu’on me montrait et que je trouvais très bizarres ! J’ai appris comment ils sont représentés conventionnellement dans les publications, à l’encre, en noir et blanc. » Le procédé de dessin à la loupe binoculaire et au tube à dessin nécessite un certain coup de main. « On regarde la bête à travers la loupe tout en décalquant sur un papier à côté, avec un système de miroirs. Il faut faire la mise au point sans arrêt, avoir pratiquement tout le temps un oeil dans la loupe, un autre sur le papier pour repositionner le crayon, voir si rien n’a été oublié. Sans parler des bêtes de grande taille, qu’il faut déplacer au fur et à mesure du dessin ! », explique Violaine Martin. Des dessins, elle dit en avoir encore plein ses tiroirs, même si beaucoup ont été donnés ou affichés ici et là. Le rythme de sa production dépendait de l’activité des chercheurs de son département. Au début, elle a beaucoup dessiné de polychètes et de copépodes pour les publications de Lucien Laubier, biologiste spécialiste des invertébrés marins. Myriam Sibuet, chercheure puis directrice du département Environnement profond, a également fait appel à elle pour des échynodermes, d'autres chercheurs pour des crustacés comme des isopodes ou des cumacés, avant d’arrêter de faire des publications de systématique. L’arrivée de Daniel Desbruyères à la tête du département, couplée à l’exploration des sources hydrothermales, a relancé l’activité de Violaine Martin. « J’ai dessiné énormément de vers ! Ils ne se ressemblaient pas, d’ailleurs, c’était très varié », précise-t-elle. Ce travail « passionnant » a pris fin, bien malgré elle, à la fin des années 90. Sa vision de près s’est dégradée, l’obligeant à porter des lunettes. « Il aurait fallu que j’enlève mes lunettes pour regarder dans la bino, que je les remette pour le papier, que je les enlève à nouveau, c’était impossible », regrette-t-elle.
Le tour du monde
Les publications ne s’appuient pas uniquement sur le trait naturaliste. Dès le départ, Violaine Martin a réalisé des cartographies des fonds marins, positionnant les engins exactement là où les prélèvements avaient été faits, dessinant les éventuels traits de chalut, présentant les résultats sous forme de graphiques. « J’ai dessiné des kilomètres et des kilomètres de cartes, je ne sais pas combien de fois j’ai fait le tour de la Terre ! », plaisante-t-elle. Une tâche très artisanale et souvent fastidieuse : « Je travaillais sur du calque, du calque plastique pour les grands formats, du contre-calque pour les nouvelles versions. Je collais des trames, ajoutais des écritures, des couleurs, faisais des réductions à la photocopieuse. Quand on a commencé à faire des posters pour les colloques, je m’arrangeais pour que les gens partent avec des morceaux collés qu’ils dépliaient en arrivant, des titres collés. C’était beaucoup de "bidouillage" ! » L’arrivée de l’informatique l’a véritablement soulagée. « J’ai eu mon premier Macintosh en 1993. Je pouvais faire en une semaine ce que je faisais avant en un mois ; il me suffisait de garder une version de base, que je modifiais en un rien de temps. »
La banalisation du micro-ordinateur a également eu pour effet de permettre à chacun de faire ses propres réalisations graphiques. Violaine Martin, qui s’est trouvée bien aise de ne plus avoir à dessiner « des centaines de graphiques », a vu son rôle se déplacer : « Souvent, les représentations que faisaient les chercheurs sur leur ordinateur ne respectaient pas les critères des publications scientifiques, qui sont très stricts. Grosseur des traits, lisibilité des schémas, titraille, il fallait que je repasse derrière. »
Un pied dans la vidéo
A un moment donné de sa vie professionnelle, Violaine Martin s’est posé la question d’une bifurcation possible vers l’audiovisuel. Elle s’intéressait à l’image sous toutes ses formes, et a immédiatement été séduite par la technique vidéo, qui s’est développée au début des années 80. Elle a profité d’une période où elle était moins sollicitée en tant que dessinatrice pour faire deux stages de montage vidéo. « Je devais monter les images et écrire des commentaires à partir de bandes de plongée captées par les submersibles, essentiellement sur les sources hydrothermales. » Ce qui l’a freinée dans son élan, c’était la perspective de passer ses journées dans l’obscurité des salles de montage. « Je serais devenue neurasthénique ! », proteste-t-elle.
Violaine Martin avait fait énormément de campagnes de tri, notamment dans les premières années du Cnexo, mais n’aurait jamais imaginé plonger en sous-marin. Ce sera pourtant le cas lors de sa dernière campagne, en 1987, dans le cadre des campagnes Biocyan. Les images vidéo de la Cyana pêchant par leur très faible qualité, il était apparu souhaitable de filmer directement à travers le hublot au moyen d’une petite caméra. « Imaginer que l’on a deux kilomètres d’eau au-dessus de sa tête ! Moi j’étais captivée, parce que j’étais là pour filmer. Et le pilote était très coopératif, il m’indiquait les prises de vue à ne pas manquer. »
Le support du vivant
Les moments forts qu’elle a vécus au travail, Violaine Martin les situe souvent en mer. « Quand même, être en mer, sur le lieu des découvertes… Même s’il fallait passer tout un quart à rincer et tamiser les tonnes de vase d’un chalut ou d’un carottier pour découvrir une faune encore peu connue. Au début la première question était : quelles espèces vivent dans le profond et en quelle quantité, faire l’inventaire. » Elle se réjouit que l’étude de la biodiversité soit devenue une préoccupation nationale et soit ainsi réintroduite dans les programmes.
Mais Violaine Martin ne vit pas dans le passé. Loin d’elle l’idée de s’émouvoir de la disparition de l’esprit convivial du tout jeune Cnexo, dissous à l’âge adulte et sous l’effet du nombre. « Bien sûr, c’était plus chaleureux, mais c’est normal de grandir, d’acquérir des compétences différentes. Nous sommes partis de rien ! »