Marthe Melguen, inclassable géologue marin
C’est sans doute l’intérêt pour la beauté et l’histoire de la nature qui a conduit Marthe Melguen à la géologie marine et à la mer. Mais elle aurait pu faire bien d’autres choses ! Elle a d’ailleurs mené sa carrière de façon à satisfaire son insatiable soif de découvertes. Une réflexion originale sur les paramètres qui influencent les choix opérés au cours de l’existence.
La mer a bercé son enfance. Marthe Melguen est née et a grandi au port du Fret, en presqu’île de Crozon, en face de Brest, de l’autre côté de la rade. L’été, elle s’y baignait, et toute l’année, elle côtoyait les pêcheurs qui livraient leurs coquilles à ses grands-parents et fréquentaient leur bar. Pourtant, ce n’est pas spécialement l’étude du milieu maritime qui l’a attirée, mais les sciences naturelles en général, c’est-à-dire les sciences d’observation et les analyses associées. « Ainsi, dit-elle, ce qui m’intéressait, c’était la recherche d’indices, dont des fossiles, pour recréer l’histoire géologique d’une falaise, d’une côte, et ce, notamment, en m’appuyant sur les phénomènes marins actuels. » Sa formation à la recherche en Allemagne a, de ce point de vue, été de qualité. De la sédimentologie à la gestion des pollutions maritimes en passant par les relations politiques internationales, elle a toujours eu à cœur de dresser l’état des lieux et de l’analyser avant d’élaborer des propositions. Et si elle devait aujourd’hui donner un conseil aux jeunes gens, ce serait de « développer une attitude d’esprit à l’observation, à l’interrogation, de se former à la recherche, ce qui est utile dans tous les métiers ».
L’importance des rencontres
Marthe Melguen se sent redevable à certaines fortes personnalités qui ont orienté le cours de sa carrière. Sans ces précieuses et imprévisibles rencontres, sans doute sa vie professionnelle eût-elle été tout autre. Le premier nom qu’elle cite est celui de Xavier Le Pichon, le géodynamicien à l’origine de la tectonique des plaques et de la création du département de géologie du Centre national pour l’exploitation des océans (Cnexo), qui deviendra l’Ifremer. Elle l’a croisé en 1969 lors d’un congrès en Allemagne, où elle préparait sa thèse de géologie marine dans le cadre d’une collaboration entre l’université de Rennes et celle de Kiel. « J’étais la Française de service et l’on m’avait chargée de le recevoir. Le courant est bien passé, et il m’a ensuite obtenu une bourse du Cnexo, afin que je puisse continuer ma préparation de thèse en Allemagne, dans la perspective d’une entrée dans l’équipe de géosciences qu’il était en train de constituer. Il était très exigeant, mais savait aussi beaucoup donner de son temps et de ses conseils. » Elle évoque notamment avec plaisir les heures passées, après le travail, à discuter philosophie et religion.
Si Xavier Le Pichon a particulièrement compté, Marthe Melguen n’oublie pas pour autant que chronologiquement, le professeur Seibold a été déterminant. Il était enthousiasmé par l’idée, alors peu commune, de développer les échanges d’étudiants entre universités de différents pays. Il l’accueille en 1968 à Kiel, dans son laboratoire de géologie, pour travailler sur les sédiments du nord du golfe Persique. A son contact, elle prend conscience de l’importance qu’il y a pour un étudiant de se sentir épaulé, conforté, de savoir que ses travaux sont importants. Une leçon de vie qu’elle tâchera toujours de mettre en application vis-à-vis des jeunes qu’elle aura ensuite à encadrer.
En 1971, elle intègre l’équipe de géosciences de Xavier Le Pichon, où elle demeure huit ans. Elle travaille principalement sur deux sujets de recherche, le paléoenvironnement de l’Atlantique Sud et l’influence des courants profonds dans la formation des nodules polymétalliques. En 1979, le directeur du Centre océanologique de Bretagne, Jean Vicariot, lui propose de prendre la direction du Bureau national de données océanographiques (BNDO), chargé de l’archivage, du traitement et de la diffusion des données collectées par l’ensemble des navires océanographiques français.
Elle saisit cette chance et assure la direction du BNDO durant six ans, mettant en place notamment la chaîne de traitement des données du sondeur multifaisceaux Seabeam embarqué à bord du navire océanographique Jean Charcot.
Courant 1985, suite à des changements de politique liés, entre autres, à la création de l’Ifremer, Marthe Melguen considère qu’il n’y a plus de possibilités de développement pour le BNDO, dont la mission paraît remise en cause. Elle souhaite alors s’orienter vers un autre poste et d’autres perspectives.
Là intervient une formation complémentaire dans une carrière tournée vers l’océanographie ; Jacques Perrot, directeur général adjoint du Cnexo au moment de sa création, issu de la Marine comme beaucoup des pères fondateurs de l’océanographie française, l’amène à connaître le Centre des hautes études de l’armement (Chear), dont il avait été le premier directeur des Etudes. Ayant apprécié son travail dans le cadre de la collaboration franco-allemande en matière de recherche sur les nodules polymétalliques, et la sachant en quête de nouveaux horizons, il l’incite vivement à présenter sa candidature en tant qu’auditrice de la 22ème session nationale. Yves Sillard, alors directeur de l’Ifremer et également ingénieur de l’armement, apporte son soutien à la candidature de Marthe Melguen. Une occasion inattendue d’étudier la géopolitique, de comprendre l’organisation et le fonctionnement de la défense et de côtoyer des représentants des grands corps d’Etat. Ces connaissances nouvelles, alliées à ses capacités d’analyse scientifique, lui seront précieuses dans ses tâches de directeur du Centre d’expérimentation et de documentation sur les pollutions accidentelles des eaux (Cedre), dont elle assurera la responsabilité de 1985 à 1995.
Une pionnière
« Directeur », tel est le mot qu’elle emploie. Pas directrice. Pour Marthe Melguen, un poste est neutre : qu’il soit occupé par un homme ou une femme est sans importance. Toujours est-il qu’elle a dû tracer son chemin dans un monde d’hommes, et à la manière des hommes, comme elle le dit parfois !
Toutes les femmes qui ont embrassé une carrière d’océanographe vers la fin des années 60 et qui souhaitaient embarquer pour mener à bien leurs travaux ont affronté la méfiance, sinon l’hostilité, des équipages. « En Allemagne, par exemple, c’était pire qu’en France ! » Et quand Marthe Melguen se retrouve chef de mission à trente ans, en 1973, lors de la campagne océanographique Géobrésil, elle s’attire dans la presse brésilienne une publicité franchement surprenante. « La campagne à fait la Une de la presse brésilienne, uniquement parce qu’une femme était chef de mission ! En même temps, lors du cocktail organisé par l’Etat-major brésilien, j’ai été abordée par des officiers qui s’étonnaient que je sois moi aussi à bord et me demandaient si j’étais secrétaire ou cuisinière… »
Les mentalités évoluent lentement. Marthe Melguen a eu le loisir de le mesurer dix ans après cette mémorable campagne, lorsqu’elle a demandé à être auditrice du Chear et, parallèlement, candidaté à la direction du Cedre. Le Chear comptait alors cinq femmes sur une promotion de cinquante personnes. Quant au Cedre, il avait retenu huit candidatures intéressantes, dont celle d’une seule femme – la sienne. Le jury était composé, outre le conseil d’administration du Cedre, de représentants de la Marine, du secrétaire général de la Mission interministérielle de la mer et de représentants des compagnies pétrolières. « Les pétroliers, qui formaient le noyau dur du jury, m’ont soumise à rude épreuve, me demandant comment je pouvais envisager un seul instant de partir en mission dans le golfe Arabo-Persique… J’ai dû être vraiment très persuasive ! » Par la suite, durant la guerre du Golfe Irak/Koweït, elle sera diligentée dans la péninsule arabique par le ministère de l’Environnement sans qu’on se préoccupe du fait qu’elle soit une femme.
Les relations avec les scientifiques sont nettement plus sereines. Il est vrai qu’il se dégageait de la première décennie du Cnexo un esprit de créativité très fédérateur. Tous ces jeunes gens partageaient la même envie de découverte, formant une équipe d’autant plus soudée qu’elle était encore réduite. Discussions à bâtons rompues, dîners à la bonne franquette, … un climat novateur et amical prévalait.
Le goût de la découverte et de la créativité
Marthe Melguen garde un souvenir fort des découvertes autorisées par les dizaines de campagnes à la mer auxquelles elle a participé, dont celle de Géobrésil en tant que chef de mission. La première campagne de forage à bord du Glomar Challenger, au sud du Cap, lui a l’a particulièrement marquée : les grandes tempêtes des « 40es Rugissants » ne s’oublient pas. Lors d’une autre campagne, la découverte en temps réel des fonds marins du Pacifique grâce aux caméras embarquées l’a également émerveillée.
Marthe Melguen a eu l’aplomb nécessaire pour prendre des responsabilités. Lorsqu’elle était au Cedre, notamment, elle a apprécié que ses conseils soient recherchés par les responsables politiques régionaux, qui la consultaient pour savoir comment prévenir une pollution maritime. « Il fallait affronter de vrais défis : lorsqu’un préfet maritime demande de quel côté des fûts chargés de produits chimiques vont dériver, il n’est pas question de se tromper ! C’était satisfaisant de savoir que ces conseils étaient écoutés, que l’expérience avait validé les avis que l’on donnait. » Pour autant, ce n’est pas l’autorité qui l’a motivée, mais l’envie d’être créative. Quand elle avait fait le tour d’un poste, qu’elle ne voyait plus comment avoir une force de proposition, elle choisissait de faire autre chose… Ainsi, lorsqu’elle passe, en 1979, à la tête du Bureau nationale des données océanographiques, elle découvre un tout autre métier que celui de sédimentologue. En 1988, l’offre lui est faite de diriger le centre de Brest de l’Ifremer, tout en conservant la responsabilité du Cedre. Mais ce métier ne la satisfait pas ; elle a le sentiment de n’avoir aucune possibilité d’agir et d’être cantonnée dans un rôle de « directeur aubergiste », comme elle dit plaisamment. Elle s’occupe d’accueillir cordialement les industriels, scientifiques et politiques, ainsi que de préserver le climat social de l’entreprise. Aussi n’y reste-t-elle qu’un an et demi.
Ce poste a toutefois eu le mérite de la conduire à être, durant trois ans, membre du Comité économique et social de Bretagne. Une expérience qui lui sera très utile, ultérieurement, dans ses fonctions de Délégué régionale à la recherche et à la technologie (DRRT) et de chargée de mission auprès du préfet de la région. Son arrivée à la DRRT, en 1994, se fait dans un contexte très flou du point de vue des attentes du ministère. En définitive, elle est en concurrence avec un ingénieur des télécommunications, directeur de l’ENSAT de Lannion. « Ce fut, raconte-t-elle, pendant plusieurs mois, un parcours du combattant, du rectorat de l’Académie au ministère en charge de la recherche. Ma nomination n’a été connue et publiée au Journal officiel qu’un an après le dépôt des candidatures. »
Le monde des possibles
Dès sa période universitaire, Marthe Melguen rencontre dans son parcours des possibles qu’elle n’a pas saisis. Elle a ainsi hésité entre la géologie marine et la géo-botanique, matière qui l’a beaucoup intéressée, tout comme la palynologie, matière dans laquelle elle a choisi son sujet de Diplôme d’études approfondies. Cet autre possible aurait d’autant plus pu se concrétiser que le professeur de géologie marine, considérant que le métier de chercheur n’était pas fait pour les femmes, lui recommandait vivement de préparer l’entrée à l’Ecole normale supérieure, en vue de se diriger vers l’enseignement. Dans le but de la décourager à poursuivre la recherche, il lui fait faire une campagne de quinze jours en Manche, sur un tout petit bateau, sur lequel sa couchette n’était séparée du moteur qui par une cloison de bois, et où les repas se prenaient sur le pont. Malgré ces conditions et le mauvais temps, elle revient décidée à essayer de continuer.
Par la suite, les autres possibles ont été liés soit à des offres reçues par sa hiérarchie, soit à des initiatives personnelles. « J’ai eu plein d’idées ! En 1985, par exemple, j’ai proposé ma candidature comme conseiller scientifique à l’Ambassade de France à Washington. Je n’ai pas été retenue, mais cette démarche était très symbolique de mon intérêt constant, tout au long de ma carrière, pour la coopération internationale. » Plus tard, elle postule au Technopôle, puis au Centre européen de documentation sur la mer, plus tard rebaptisé Bibliothèque La Pérouse. Elle avait même un moment envisagé de se reconvertir vers l’hôtellerie, mais sans diplôme, c’était difficile. « Je n’ai jamais attendu que l’on vienne me chercher et ai toujours voulu devancer les attentes. »
Marthe Melguen consacre ensuite sa dernière décennie de travail à créer la Bibliothèque La Pérouse, en commun avec l’Ifremer, l’Université de Bretagne occidentale et l’Institut de recherche pour le développement et à lui donner ses lettres de noblesse. Au-delà de la mise en place d’un centre de documentation sur la mer de qualité exceptionnelle, elle doit faire des choix stratégiques en matière de documentation électronique et d’outils bibliométriques au service de la communauté scientifique et de sa production. « J’ai été heureuse de constater que ces choix étaient appréciés et validés par le comité stratégique de la Bibliothèque et par son comité de direction. »
C’est certainement une constante de la personnalité de Marthe Melguen : proposer. Plusieurs mois après son départ à la retraite, elle présente sa candidature dans le cadre des élections régionales, pensant que sa connaissance du fonctionnement de l’Etat en région et son expérience de l’apport de la recherche et de l’innovation au développement économique régional seraient appréciés. Déçue par le microcosme politicien, apparemment non intéressé par son expérience, mais recherchant des personnes au profil de militant, elle fait marche arrière. Mais gageons qu’elle saura rebondir, tout en tenant compte des priorités qu’elle se fixe aujourd’hui, à savoir l’assistance à ceux de ses proches fragilisés par le très grand âge.