Jean Boucher, l'écologue de la mer

Sous des dehors pince-sans-rire, Jean Boucher doit être un idéaliste. Entré dans l’océanographie par nécessité, il y est resté « par vice », plaisante-t-il ; en réalité, il s’est employé à faire progresser le point de vue des écologues, qui pointent depuis bientôt quarante ans les pressions excessives exercées par l’homme sur son environnement.

Ce Parisien formé à la géologie, aimant assez les pierres et ne connaissant la mer que vue des plages de Saint-Tropez, n’aurait jamais imaginé faire carrière dans l’océanographie. Mais nécessité fait loi ! Pour poursuivre après sa maîtrise, Jean Boucher avait besoin d’un financement. Or s’il n’y avait rien à espérer en géologie, le laboratoire d’en face, en océanographie, était mieux doté. Il avoue avoir un rien bluffé : « Je suis allé poser ma candidature en disant que j’avais une vocation profonde pour la mer. » Ils sont ainsi cinq jeunes géologues à se retrouver dans le jeune DEA d’océanographie de l’université Pierre-et-Marie-Curie de Paris, en 1967, créé spécifiquement pour alimenter le début de la discipline. L’année suivante, la moitié de la petite promotion est engagée pour préparer une thèse de troisième cycle dans les laboratoires de Roscoff, Banyuls-sur-Mer et Villefranche, dépendant de Paris, avant de rejoindre le tout nouveau Centre national pour l’exploitation des océans (Cnexo).

Fantasmagorie

Et voici comment, n’osant pas braver la figure paternelle, Jean Boucher troqua une prometteuse carrière de chanteur de rock contre une trajectoire plus immédiatement rémunératrice dans l’océanographie… A moins qu’il n’ait été guidé par sa lucidité ? Car il semble n’en avoir jamais manqué. Il dit avoir toujours perçu le décalage entre les ambitions originelles du Cnexo et la réalité. « Le livre bleu définissait ses deux grands missions : d’un côté, explorer les richesses des océans, découvrir l’inconnu et repérer ce qui était économiquement exploitable ; de l’autre, développer l’aquaculture pour nourrir le monde. C’était un rêve un peu fantasmatique. Mais nous avions été engagés pour faire ça, nous avions l’enthousiasme d’être jeunes, alors nous avons regardé ce que nous pouvions commencer à produire en milieu fermé, dans les bassins construits ici à cette fin. Mais plus personne n’imaginerait cela, aujourd’hui. »

Plus encore que le pari un peu fou de l’aquaculture, l’exploration océanographique tenait le haut de l’affiche, au début des années 70. « Nous n’allions pas sur la lune, en France, nous allions dans la mer. Depuis, le fond des océans et la pleine eau ont été explorés, nous avons compris beaucoup de choses et développé de la technologie. Nous étions à l’époque 250 explorateurs, nous sommes aujourd’hui, à l’Ifremer, quelque 1.700 ingénieurs de la mer et de l’environnement», résume Jean Boucher. Certes, plein de choses restent à découvrir et à comprendre, mais la sensibilité du public, de la société dans son ensemble, porte maintenant sur la qualité de l’environnement, sa surveillance, sa gestion et sa préservation. La tenue du Grenelle de l’environnement, en octobre 2007, est le symbole même de ce changement de priorité.

Des copépodes…

Jean Boucher ne s’est pas toujours dit écologue. Tant que le Cnexo a exploré les océans, développé la compréhension de leur fonctionnement et de la vie qu’ils abritent, il s’est dit océanographe biologiste. Il travaillait sur les up-wellings. « C’était la pointe de la connaissance, en 1969 : comprendre le mécanisme physique qui entraîne ces remontées d’eau froide et détermine de fortes productions de plancton, soutenant ainsi la production de poisson des grandes pêcheries pélagiques. » Depuis, la mise sur orbite de satellites d’observation a permis d’en localiser de très nombreux autres exemples, mais à l’époque, seuls les up-wellings de Basse-Californie et d’Afrique du Nord-Ouest étaient connus. « Un programme international s’était monté, au sein duquel je travaillais plus spécifiquement sur les copépodes, un groupe de petits crustacés marins abondant dans le plancton. Nous étions une toute petite équipe de deux sur ce sujet, mon chef et moi. C’est drôle, certaines de ces espèces de copépodes qui ne dépassaient pas Gibraltar se retrouvent aujourd’hui en quantité dans le Golfe de Gascogne. L’effet du réchauffement », constate Jean Boucher.

Au cours des années 70, la petite équipe décrypte peu à peu le fonctionnement des up-wellings, imagine comment mesurer le phénomène et développe une première instrumentation. A la fin de la décennie, la méthode est appliquée à des milieux plus proches, « pour voir comment ça fonctionnait dans nos stocks, notamment dans le golfe de Gascogne. Nous analysions les systèmes de production pour comprendre pourquoi la pêche ne donnait pas assez. » Car dès les années 80, le plafond de production est atteint. Le premier diagnostic scientifique de surexploitation des stocks, formulé en 70 par John Alan Gulland, de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, est ainsi confirmé. Cet écologue des pêches américain estimait que la pleine exploitation des stocks de poissons à l’échelle mondiale serait atteinte vers 1980 et qu’une phase de surexploitation s’ouvrirait alors, du fait de l’impossibilité de ralentir l’intensification technique de la profession. « Cela s’est totalement vérifié, relève Jean Boucher. Depuis, l’analyse n’a fait que se sophistiquer. »

... à la biodiversité

Les programmes « déterminisme du recrutement » des années 80 ont constitué une étape majeure de sophistication. Il s’agissait d’étudier comment l’environnement détermine l’espérance de production d’un stock. Jean Boucher passe alors des up-wellings à la coquille Saint-Jacques, s’efforçant de comprendre dans quelle mesure les conditions climatiques, la température, le régime des vents, les pollutions, l’environnement au sens large, déterminent les conditions de production possibles, le seuil au-delà duquel la pêche « tape dans la réserve, dans la biomasse, diminuant l’espérance de production des années suivantes ». Logiquement, le concept de biodiversité finit par s’imposer. Les scientifiques et les politiques éclairés poussent à la signature de la convention sur la diversité biologique, intervenue en 1992. « Au cours des années suivantes, nous avons réuni les éléments pour démontrer la pertinence, l’efficacité du concept de biodiversité, les interactions entre changements climatiques et biodiversité. En y ajoutant la partie socio-économique, parce que tout le monde était convaincu que l’activité humaine dans son ensemble était à la base du problème. »

La récente restructuration du Conseil international pour l’exploitation de la mer (Ciem) traduit ce changement d’approche. Ce forum d’experts scientifiques est notamment chargé de formuler des avis sur les niveaux de prélèvement acceptable des différents stocks de poissons. Ces recommandations servent de base biologique à la fixation des quotas de pêche par la Commission européenne. Jean Boucher, comme de nombreux biologistes des pêches, a mené au Ciem « toute une carrière parallèle », assurant une expertise reconnue internationalement mais non officialisée dans sa propre structure, l’Ifremer. Là, il a vécu la modification progressive des modèles de prévision sur lesquels reposent les avis émis par le Ciem quant à l’état des stocks. Au cours des années 90, la Commission européenne a décidé d’introduire dans son diagnostic des pêches une partie de diagnostic écologique, portant sur l’état des écosystèmes et l’effet des fluctuations de l’environnement. Pour deux raisons : d’une part, les capacités de prévision des halieutes diminuaient beaucoup et d’autre part, l’opinion publique posait de plus en plus de questions sur l’état de l’environnement. « Nous avons profité de ces inquiétudes sur les dommages causés aux baleines ou aux dauphins. Et l’affaire des "écolos" comme moi a tellement eu d’échos que le Ciem a décidé, ces dernières année, de ne plus faire qu’un seul diagnostic écologique, supprimant au passage les anciens comités d’avis », explique Jean Boucher.

Des hommes forts

Pour lui, il ne fait aucun doute que certains dirigeants ont joué un rôle décisif dans le choix des grandes orientations de l’Ifremer. « J’ai eu la chance de rencontrer quelques personnes éclairées qui avaient des idées pour le futur. Et si j’ai eu un mérite, c’est peut-être l’intelligence d’écouter celles-là plutôt que d’autres pour voir, presque quarante ans après, la réalisation des questions que nous nous posions, leur traduction opérationnelle en termes de production de résultats scientifiques, de prise de conscience de la société et de réaction des gouvernements. »

Un nom revient régulièrement, celui de Jean-Paul Troadec. Cet élève de John Allan Gulland, longtemps directeur de l’Institut technique des pêches maritimes (ISTPM), est indissociable pour Jean Boucher de deux moments clés : la fusion entre l’ISTPM et le Cnexo et le travail sur le déterminisme du recrutement. « C’est lui qui a proposé à Yves Sillard, alors président-directeur-général du Cnexo, de fusionner les deux instituts pour gagner en efficacité. Il savait que ça rentrait dans le fil de ce que le gouvernement voulait faire et que Sillard ne refuserait pas d’être le président du nouvel Ifremer. » Quant aux programmes sur le « déterminisme de recrutement », ils ont pris le relais de la grande océanographie exploratrice. « En 1982, quand la fusion s’est profilée, la direction m’a dit ça suffit la production phytoplanctonique, il faut passer à quelque chose qui soit plus orienté gestion des stocks au sens concret. Le rapprochement avec l’ISTPM va bientôt se faire, alors va voir Troadec et demande-lui ce qu’il faut faire. C’est ce que j’ai fait. Et c’est ainsi que je me suis retrouvé responsable d’un gros projet national sur la coquille Saint-Jacques, pour comprendre comment l’environnement déterminait l’espérance de production du stock. »

Autre personnage clé cité par Jean Boucher pour avoir permis à l’Ifremer de se fixer les bonnes priorités, Jean-François Minster, arrivé en 2001 à la tête de l’institut. « C’était assez évident à ce moment-là, avec Minster, expert des changements climatiques, et nous qui travaillions sur la biodiversité, qu’il fallait voir comment les deux interagissent de manière précise. Pour moi, ça a été le défi golfe de Gascogne », conclut-il.

Hiérarchie assouplie

Si Jean Boucher se dit convaincu que le travail de recherche fonctionnera toujours sur la base des orientations fixées par des dirigeants à la fois éclairés et influents, il reconnaît que « ça devient financièrement plus dur ». Dans le passé, les programmes étaient imposés et assortis des crédits nécessaires, mais « aujourd’hui, il faut à la fois imposer ses programmes et trouver les crédits ». Au début des années 90, à une période où Jean Boucher arrive à Nantes en tant que chef du laboratoire d’écologie, il suffit encore que la structure fasse 10 % de recettes pour assurer le coût des programmes de recherche et développement ; aujourd’hui, il faut obtenir la totalité du financement. Dans le même mouvement, les relations de travail ont perdu leur caractère fortement hiérarchique. Lors des réunions de département, tout un chacun est invité désormais invité à prendre la parole, là où auparavant, seuls les chefs de projet ou d’équipe étaient autorisés à le faire. Et dans les premiers temps du Cnexo, les chercheurs ne rencontraient jamais leur directeur plus d’une fois par trimestre, « et toujours sur rendez-vous », se souvient Jean Boucher. Même son de cloche au DEA d’océanographie. C’était dans l’air du temps, tout autant que la mise à l’écart des filles. « Le directeur du laboratoire nous a dit qu’il y avait des bourses pour ceux qui aiment la mer, mais pas pour les filles, parce qu’elles ne peuvent pas embarquer. »

Des moments clés

En réalité, les capitaines éclairés acceptaient quelques filles, « mais ça leur faisait drôle, il y avait des tensions ». C’était l’époque des premières campagnes pluridisciplinaires sur le Jean Charcot, avant l’arrivée au Cnexo. « Aucune autre campagne que j’ai pu faire par la suite n’est aussi forte que celles-ci dans mon souvenir. Nous étions vraiment des pionniers, à explorer l’immensité de l’océan. Nous étions six, trois semaines sur la bouée-laboratoire, 30 m² à peine, dans des conditions épouvantables, mais que nous ne savions pas épouvantables, à l’époque. Généralement, il n’y avait plus d’eau au bout d’une semaine, que du Grand-Marnier et du gigot », s’amuse Jean Boucher.

Et comment ne pas citer le dernier grand moment professionnel, le deuxième colloque de restitution des résultats du défi Golfe de Gascogne, en 2005. « Non seulement nous avions plein de résultats intéressants, mais en plus cela intéressait la société, la presse, au-delà de la communauté scientifique. »

Les premières campagnes, le déterminisme du recrutement, la fusion, le défi Gascogne : « Quatre moments forts en trente ans, c’est pas mal », ironise Jean Boucher… S’il se réjouit d’avoir suivi ceux qui travaillaient sur l’environnement et la biodiversité, il s’interroge sur la suite de la recherche. « La société sait désormais qu’il n'est pas possible d'accroître toujours plus la pression sur les ressources vivantes et sur l’atmosphère. Cependant, je ne vois pas, à dix ou vingt ans, quelles sont les bonnes pistes à suivre pour trouver des réponses. De quel côté la recherche doit s’orienter. Mais puisque l’humanité a la bonne question, rien n’est désespéré. Sa capacité d’adaptation est certaine. »

Pour en savoir plus : http://www.ifremer.fr/gascogne/colloque2005/index.htm 

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