Jean-Charles Poulard, biologiste du large

Des campagnes, il en a fait beaucoup. Elles l’ont mené de Saint-Pierre-et-Miquelon au golfe de Gascogne et en mer Celtique en passant par le Labrador et le Groenland. En route, Jean-Charles Poulard est passé de l’évaluation classique des stocks de morue à une approche plus large, axée sur l’organisation spatiale et la dynamique des communautés de poissons et l’étude de la biodiversité. Une évolution qui s’est nourrie de rencontres avec des chercheurs formés à des méthodes et à des outils nouveaux.

Dans l’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon, l’instruction s’arrête à la fin du lycée. Bac en poche, dans l’impossibilité de poursuivre des études en métropole, Jean-Charles Poulard entre dans la vie active. Il sympathise avec des agents de l’Institut scientifique et techniques des pêches maritimes (ISTPM) et y entre comme technicien. Bientôt, il éprouvera l’envie d’élargir son horizon et gravit rapidement les échelons.

Parti de Saint-Pierre

Si l’histoire personnelle et la carrière de Jean-Charles Poulard sont dans une large part associées à Saint-Pierre-et-Miquelon, il ne se reconnaît pas vraiment dans une étiquette Saint-Pierraise. Des doutes qui témoignent d’un souci de rigueur scientifique, plaisante-t-il d’abord. D’une distance prise avec Saint-Pierre, confie-t-il ensuite. De fait, la géographie des quatre premières décennies de son existence évoque des relations ambivalentes avec la principale île de l’archipel. Il est très jeune quand ses parents, après quelques années en métropole, regagnent Saint-Pierre, où il fait toute sa scolarité. Après quatre années passées dans la station locale de l’ISTPM comme technicien, il se rend à Nantes préparer une maîtrise de biologie et physiologie animale, à l’issue de laquelle il regagne le laboratoire pêche de Saint-Pierre. Il y restera dix ans, éprouvant à chacun de ses déplacements en métropole de plus en plus de mal à revenir. « L’exiguïté était pesante, le tour de l’île se faisait en quelques minutes de voiture mais le travail était varié, prenant et passionnant, avec de nombreux embarquements. » Au seuil de la retraite, il n’envisage pas un instant d’y repartir. La campagne bretonne l’a certainement conquis...

Du technicien au chercheur

A l’inverse de la population des îles, qui ne dépasse pas les sept mille habitants, l’équipe ISTPM de Saint-Pierre, avec un effectif d’une quinzaine de chercheurs et techniciens, était relativement bien étoffée dans les années 70. Tout le monde s’y côtoyait, les frontières entre les différents métiers étaient plus floues qu’ailleurs. Le travail de technicien consistait à étudier les caractères méristiques pour identifier les différentes populations de hareng ou de morue, à lire les otolithes pour déterminer l’âge, à analyser les contenus stomacaux, à mesurer la salinité des prélèvements d’eau de mer, à réaliser la cartographie et la représentation graphique des résultats (les tableurs n’existaient pas encore et ces travaux se faisaient sur papier calque, à l’encre de chine). Jean-Charles Poulard pouvait également suivre le travail des chercheurs et avait la liberté de prendre certaines initiatives. Il mentionne notamment la machine Olivetti de la station, qu’il avait programmée pour calculer les ogives de maturité sexuelle à partir de la fonction « probit », en utilisant une publication aimablement fournie par un collègue du Northeast Fisheries Science Center, de Woods Hole, à l’occasion d’une escale du Cryos dans l’archipel. A l’inverse, une fois devenu chercheur, il a continué de participer au travail technique, pour pallier le manque chronique de techniciens. Cependant, malgré cette imbrication des métiers, il n’aurait pas pu passer à la recherche sans un détour par la métropole et l’université. « L’époque et l’éloignement de la métropole ne favorisaient pas la promotion interne, les formations qualifiantes au fil de la carrière, qui se sont répandues depuis. En revanche, les règles de recrutement étaient moins rigides, elles reposaient davantage sur une sorte de contrat moral. Si bien que j’ai pu négocier avec le directeur de l’ISTPM de l’époque une mise en disponibilité pour suivre des études, à la condition de retourner ensuite à Saint-Pierre. Aujourd’hui, avec la compétition autour de l’emploi, je ne sais pas si ce serait possible. »

La morue et les pêcheurs

En 1978, retour à Saint-Pierre, donc. Avec pour mission principale l’évaluation des stocks de morue qu’exploitait la grande pêche française (chalutiers saleurs ou congélateurs de Dieppe, Fécamp, Saint-Malo et Bordeaux) et les bateaux de pêche fraîche de cinquante mètres opérant depuis Saint-Pierre-et-Miquelon. Les chalutiers de l’archipel alimentaient en aval une usine de congélation employant cent cinquante personnes. « C’était dynamique, nous étions souvent sur le terrain. Avec de nombreux embarquements sur le Cryos. Je travaillais au contact de la profession, c’est ça qui m’a permis de tenir. » Ce travail classique d’évaluation des stocks entrait dans un cadre politique particulier, celui des accords franco-canadiens de 1972 régulant l’accès de la flottille française aux eaux canadiennes. L’évaluation des stocks de morue constituait la première étape d’une négociation visant à attribuer aux pêcheurs français un quota annuel de prises. Un autre dossier, hautement politique, va mobiliser une grande partie des ressources humaines du laboratoire pêche de Saint-Pierre-et-Miquelon. En 1977, le Canada et la France se dotent de zones économiques exclusives (ZEE). La position géographique de l’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon, à quelques dizaines de kilomètres des côtes de la province canadienne de Terre-Neuve, rend nécessaire l’ouverture de négociations pour déterminer les limites des ZEE respectives. Des divergences de conception apparaissent vite : la France base ses revendications sur la notion d’équidistance tandis que le Canada opte pour des critères d’équité (proportionnalité de la longueur des côtes, de la population, de la superficie, etc.), ne concevant pas que la zone française s’étende au-delà des eaux territoriales.

Responsable de station

Jean-Charles Poulard est nommé responsable de l’antenne ISTPM de Saint-Pierre en 1983, puis délégué régional de l’Ifremer une fois effective la fusion avec le Centre national pour l’exploitation des océans. Un changement de statut qui a facilité la vie au quotidien : « La gestion a gagné en souplesse et nous avons gagné en autonomie face aux autorités locales, dont ne dépendions plus directement. Nous avons fait en sorte de revoir notre contrat avec eux. » La station comprenait un laboratoire pêche et aquaculture et un service de contrôle sanitaire des produits de la mer. Par sa fonction, Jean-Charles Poulard est devenu un personnage. Il était amené à côtoyer régulièrement le préfet, le président du conseil général, les chefs des services de l’Etat ( douanes, trésor public, affaires maritimes) les élus, en bref les représentants des institutions du département et de la région, que cumule l’archipel malgré sa faible population.

L’épineux dossier ZEE

A dater de cette période, une grande partie de son activité consiste à nourrir le dossier de demande de ZEE de Saint-Pierre-et-Miquelon, « une enclave dans la ZEE canadienne, explique Jean-Charles Poulard ; nous avions à cœur d’obtenir quelque chose de correct, d’assurer la pérennité de la pêche afin que les gens de l’archipel puissent y survivre. Il fallait élaborer un argumentaire solide pour contrer la position canadienne, dont l’objectif était clair : évincer la pêche morutière française ». Et il convenait non seulement d’étayer les arguments, mais encore de convaincre les pouvoirs publics français de les défendre. « Les négociateurs français donnaient l’impression de ne pas trop savoir ce qu’ils voulaient : dans ces cas-là, on est toujours perdant », constate Jean-Charles Poulard, un rien amer.

Quand le tribunal international compétent a rendu son arbitrage, en 1992, reléguant la zone de pêche française « dans un mouchoir de poche », il avait depuis cinq ans déjà quitté Saint-Pierre. Le dossier était alors presque bouclé. Il contenait notamment une étude menée avec André Forest avant qu’il ne quitte Saint-Pierre, et avec Eric Meuriot, « le premier économiste de l’ISTPM, qui a formalisé les options de partage des revenus tirés de la pêche, et qui nous a amenés à considérer autrement la valeur des ressources biologiques exploitées », salue Jean-Charles Poulard. Il n’aura donc pas vécu de plein fouet la fin de l’activité de pêche, survenue pratiquement « du jour au lendemain une fois le verdict rendu ». Les gros navires ont disparu, l’activité de l’usine s’est effondrée. « Une flottille de bateaux plus petits s’est développée, se focalisant sur les quelques ressources locales, mais elle ne génère qu’une très faible activité économique. » Quant à la station, elle n’a pas survécu longtemps à la décision du tribunal, cessant d’exister en 1996. « L’Ifremer reste toutefois dignement représenté par un collègue qui partira lui aussi bientôt à la retraite. »

A Lorient, la pression

Anticipant la fin de son mandat de délégué à Saint-Pierre et Miquelon, Jean-Charles Poulard avait préparé sa future affectation en métropole. Il pensait à La Rochelle, mais s'est finalement posé en 1987 au laboratoire de Lorient, « qui montait en puissance et qu’il fallait étoffer », explique-t-il. Sa longue pratique des campagnes en mer lui a valu d’être en charge des campagnes Evhoé dans le golfe de Gascogne, étendues ensuite à la mer Celtique. Là, il a vu émerger une dimension écologique, à côté du travail classique d’évaluation des stocks exploités. Le terme « écologie » ne se trouvait pas dans le montage du projet, auquel il n’avait d’ailleurs pas participé, mais « c’était dedans », assure Jean-Charles Poulard. Observer les populations, étudier leurs habitats, l’optique était nettement plus générale. « J’avais commencé à travailler dans ce sens à Saint-Pierre, avec de jeunes scientifiques de la coopération. Nous avions une approche multivariée de l’analyse de la distribution spatiale des différentes composantes démographiques de la population de morue du banc Saint-Pierre. » En outre, il participait à l’évaluation du stock de lieu noir de l’ouest Ecosse, exploité entre autres par les chalutiers lorientais. Les journées de travail étaient particulièrement longues et la pression du calendrier, importante. « Je cumulais beaucoup de choses. La préparation et la réalisation des campagnes prenaient du temps. Et l’évaluation d’un stock impose un calendrier strict au long de l’année, avec des échéances fortes, notamment pour les groupes de travail du Conseil international pour l’exploration de la mer, dont les avis guident l’adoption des quotas de pêche par la Commission européenne. »

Nantes et l’écologie

En arrivant à Nantes, en 1992, il a trouvé un autre rythme. Dans les premiers temps, il a continué d’assurer la préparation des campagnes dans le golfe de Gascogne, mais petit à petit il s’est concentré sur le travail mené au sein du laboratoire de biologie nantais. « Ses préoccupations ont dérivé vers l’écologie. Il était assez naturel que je vienne à Nantes, pour mieux travailler sur les données des campagnes Evhoé. » A nouveau, Jean-Charles Poulard souligne l’apport de la jeune génération de chercheurs, plutôt « des chercheuses », remarque-t-il. Elles sont spécialisées en biostatistique et/ou en mathématiques appliquées, là où les biologistes de sa génération s’étaient formés « sur le tas » à l’analyse numérique des données et manquaient d’outils, estime-t-il. Cet apport méthodologique a permis de nourrir le développement de l’approche écologique, dont l’affichage a été conforté par un changement successif d’appellations : le laboratoire Océhal (océanographie halieutique) s’est transformé en Ecohal (écologie et halieutique) pour laisser finalement place au département EMH (écologie et modèles halieutiques).

Les composantes du métier

Halieute ou biologiste des pêches ? Jean-Charles écarte ce point de définition, qui lui semble purement rhétorique. En revanche, il s’attarde sur le fond du métier. « Il se décline en plusieurs composantes. La discipline devra se nourrir d’approches en termes de biodiversité au sens large. Il faut continuer d’observer les communautés : identifier les changements et les expliquer en fonction de modifications de l’environnement et/ou de l’activité anthropique (pollution et pêche). Il faut aussi mieux comprendre le fonctionnement des écosystèmes que l’on exploite. Et pour cela, nous manquons actuellement de données biologiques sur la croissance des espèces, la maturité sexuelle, les régimes alimentaires, les habitats. Le risque est de trop privilégier le développement de modèles au détriment de la collecte des données. »

Les projets européens

Finalement, depuis son arrivée à Nantes, Jean-Charles Poulard a toujours travaillé sur des projets intégrant les différents aspects du métier de biologiste des pêches. Sans doute parce que les programmes européens ont fortement structuré son activité. « J’ai été trop thématiquement dispersé. L’intérêt est d’avoir pu travailler avec des scientifiques de toute l’Europe. » Avec souvent une partie terrain consacrée à l’observation biologique et une partie analyse et évaluation, afin de réunir les éléments « qui vont permettre aux politiques de prendre les décisions de gestion, en fonction de leurs priorités. » Dans ce cadre, les relations avec les pêcheurs sont totalement passées en arrière-plan. Même les publications destinées à la vulgarisation ciblent plutôt des relais vers la pêche, les organisations et les réseaux professionnels.

Le pied marin

Là se mesure la distance prise avec Saint-Pierre, où Jean-Charles Poulard vivait parmi les marins. Issu lui-même d’une famille de marins, il aurait sans doute repris le flambeau de la pêche si les siens n’avaient pas déjà payé un tribut suffisamment lourd à la mer. En même temps, il ne pouvait pas envisager une profession qui ne fût en lien avec le monde maritime. L’ISTPM lui est apparu comme un bon compromis.

Dans ces parages, les campagnes à la mer ne sont toutefois jamais sans péril. « Les moments de tempête, c’est assez impressionnant. On se sent tout petit… » En février 1982, le Cryos essuie une forte tempête en mer du Labrador, au cours de laquelle le capitaine reste pendant vingt-quatre heures en permanence sur la passerelle et où la tension de l’équipage est palpable. Dans les environs, la plate-forme d’exploration pétrolière canadienne Ocean Ranger sombre avec ses quatre-vingt-quatre occupants, un roulier russe coule sans que personne ne puisse intervenir. Les travaux terminés en mer du Labrador, le Cryos regagne Saint-Pierre pour une courte escale, puis repart pour échantillonner une autre zone. Peu après avoir quitté l’île, tout s’arrête : noir complet et plus de moteurs, le navire ne peut plus manœuvrer à cause de la rupture d’un tuyau d’huile de refroidissement. « L’avarie tant redoutée par les mécanos pendant la tempête, car le bateau se retrouve dans l’incapacité de faire front à la tempête », conclut Jean-Charles Poulard.

A une autre reprise, au cours d’un mois de janvier, dans le golfe du Saint-Laurent et par – 25°C, alors que pendant une station hydrologique il manœuvrait sous le vent un bathythermographe, il est interpellé par le chef mécanicien : « Tu devrais rentrer, ton nez commence à geler. » Si Jean-Charles raconte en plaisantant cette anecdote qui a bien tourné, il a en réserve un événement plus dramatique, survenu peu après, où un chalutier de grande pêche, le Victoria, a coulé à quelques encablures du Cryos. La tempête avait sévi pendant plusieurs jours. En fin de journée, le chalutier, qui était sans doute fortement chargé en poisson et en glace, a donné de la gîte puis a pris l’eau. « Le Cryos et d’autres chalutiers sont arrivés rapidement au secours de l’équipage. Nous avons vu le bateau s’enfoncer lentement par l’arrière et se ficher sur sa poupe. Il n’y avait pas beaucoup de fond… »

Décidément, pour Jean-Charles Poulard, la mer est tout sauf un loisir. C’est une histoire personnelle et familiale, un champ d’action et d’investigation.

Pour en savoir plus : http://www.ifremer.fr/emh/ 

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