Jean-Claude Dao, jardiner la mer
Pour cet ingénieur agronome, c’est la pratique qui permet de comprendre la nature des problèmes. Et c’est à petite échelle qu’il faut tester les solutions. Du thon à l’ombrine en passant par la coquille Saint-Jacques, Jean-Claude Dao a monté sa carte de visite chaussé de bottes ou de palmes.
Jean-Claude Dao a bien choisi son métier. « Gamin, j’ai voulu être fermier. J’ai élevé des tortues, des poissons dans la baignoire. J’aime l’eau, aussi. Dès que je vois un ruisseau, je suis dedans. » A l’école d’agronomie de Paris, il opte pour la zootechnie, où il s’étonne que seul le terrestre soit pris en compte, au détriment du milieu marin. Encouragé par un de ses enseignants, Julien Coléou, à suivre cette piste, il s’inscrit en océanographie biologie. Il obtient une bourse après le diplôme d’études approfondies (DEA) du professeur Drach ,en suivant Emile Postel. Un an tout juste avant la création du Centre national pour l’exploitation des océans (Cnexo).
Un peu de thon…
« Le professeur Postel avait démarré un réseau de travail avec les pêcheurs de thon germon. Je me retrouvais le seul à posséder des carnets de pêche de professionnels, à partir desquels une approche statistique pouvait être enfin développée. » Pour Jean-Claude Dao, c’est cela qui lui a permis de mettre un pied au Cnexo. Sa position y était assez marginale ; il s’est en effet retrouvé halieute à Brest en 1970, sur un contrat de l’université de Bretagne occidentale pour plus de discrétion, car la pêche relevait de la compétence de l’Institut scientifique et technique des pêches maritimes (ISTPM) et non du Cnexo. « Petit à petit, avec des vacataires, j’ai monté la première équipe halieutique : Loïc Antoine, Pierre Arzel, Xavier Bard, Jean-Yves Le Gall. La présence d’Alain Laurec a été précieuse, parce que c’était le premier matheux et qu’il s’est consacré à l’exploitation scientifique des données », se souvient Jean-Claude Dao. « Moi, ce qui m’intéressait, c’était de parler aux pêcheurs, de voir comment monter l’opération. »
Tandis que l’ISTPM travaillait sur le thon à partir de son bateau de recherche, l’équipe du Cnexo embarquait sur le navire d’assistance. De juin à septembre, alternant des marées d’un mois avec trois jours à terre, les scientifiques étaient au milieu de la flotte de pêche, passant d’un bateau à l’autre au gré des demandes. « Officiellement, j’étais plongeur. Nous avions tout juste le premier degré et plongions seuls, au large, sous les bateaux. C’est complètement interdit, maintenant, de plonger dans ces conditions », s’amuse Jean-Claude Dao. Ces méthodes un peu bricolées lui ont néanmoins attiré l’approbation des pêcheurs, qui ont accepté de lui transmettre des informations sur leurs prises. « En échange, nous avons restitué pour la première fois, avec le service de météorologie marine, basé alors à Paris ,la structure des isothermes de surface. Tous les matins, je transmettais aux thoniers la carte des eaux de température favorable. Le reste de la journée, on échantillonnait sur le terrain. »
… et beaucoup de coquille
Si l’assistance au thon a duré jusqu’en 1978, Jean-Claude Dao a bifurqué dès 1973 vers la coquille Saint-Jacques. Face au déclin des gisements amorcé lors du rude hiver 1962-1963, l’Etat et la région Bretagne ont progressivement entrepris de financer des programmes de gestion des stocks, de repeuplement en juvéniles puis d’élevage. Le défi a immédiatement séduit Jean-Claude Dao : « Dans la pêche thonière, ce sont la nature et la flottille qui commandent. Les scientifiques sont assez en retrait. La coquille, en revanche, offre la possibilité d’intervenir sur le site et de penser aménagement de la ressource. » Il confie avoir retrouvé ainsi les passions du moulin qu’il a acheté à son arrivée à Brest et qu’il n’a cessé de rénover et d’entretenir depuis. « Jouer au jardinier apporte la connaissance des mauvaises herbes, du travail du sol et de la sélection. » Jardiner à terre ou dans l’eau, les similitudes l’emportent sur les différences. Dans les deux cas, il importe d’abord de bien connaître le cycle biologique de l’animal. Un impératif plus facile à respecter à terre qu’en mer, où la position de l’observateur est moins confortable…
Observer les cycles biologiques
De fait, la biologie de la coquille était encore largement inconnue. « Tout le monde connaissait l’animal de taille marchande et un peu avant, surtout en cas de fraude. Mais personne ne savait pourquoi l’abondance était supérieure en tel endroit plutôt qu’en tel autre, telle année plutôt que telle autre », rappelle Jean-Claude Dao. Lui et Dominique Buestel, arrivé comme vacataire, ont donc entrepris de combler les lacunes. Des plongées régulières leur ont permis de mieux comprendre le rythme de reproduction de la coquille. Ils ont pu en outre s’appuyer sur le modèle japonais de captage de naissain, rapporté en France par un autre agronome, Arnaud Muller-Feuga. « Ce qui se passait était assez fabuleux. Au Japon, la coquille représentait vraiment une économie émergente. Et en France, avec l’ISTPM qui s’intéressait aux mollusques et aux huîtres et le Cnexo qui étudiait les crevettes et les poissons, l’aquaculture était un courant très fort. Mais alors que les grandes théories de l’époque misaient sur l’intensif, sur la production industrielle, nous suivions un angle d’attaque différent. Nous privilégiions l’extensif. Il s’agissait en quelque sorte de moduler les caprices de la nature. »
Vers l’aquaculture
Les expériences menées dans les années 70 visent à repeupler les bancs de coquille Saint-Jacques à partir d’une technique de captage de naissain, qui consiste à offrir un support solide aux larves de coquillages dans leur milieu, afin qu’elles s’y fixent. Les résultats de ces tentatives de captage s’avérant aléatoires, la production de naissain en écloserie est ensuite privilégiée. La rade de Brest est le site principal de ce programme de repeuplement, aux effets encourageants bien qu’en deçà des espérances. Mais ce qui va précipiter le basculement vers l’aquaculture de la coquille, ce sont les conclusions du Programme national sur le déterminisme du recrutement, qui ouvre un volet sur cette espèce : les conditions météorologiques, en particulier thermiques, sont décisives dans la bonne maturation des géniteurs, la survie du naissain et son transport par les courants côtiers avant fixation. Dans ce cadre, il apparaît judicieux de produire des juvéniles en écloserie/prégrossissement, de les semer en milieu naturel et de récolter les coquilles semées quand elles atteignent la taille commerciale, plutôt que d’assurer leur grossissement en bassin. Signe de cette évolution, l’équipe coquille Saint-Jacques de l’Ifremer est passée en 1988 du département Pêche au département Aquaculture, avec une forte orientation sur le contrôle de la production de juvéniles.
Jean-Claude Dao avoue avoir « mis longtemps à comprendre pourquoi le captage de naissain a marché au Japon et pas en France. Il semble que la mer d’Okhotsk, qui est prise dans les glaces l’hiver, forme en surface une croûte qui bloque l’incidence de mauvaises conditions météorologiques, puisque les houles ne peuvent être actives et remuer les fonds. On pourrait reprendre l’idée avec le projet Ifremer sur Saint-Pierre et Miquelon. Là-bas, pour échapper à l’agitation des eaux due à une mer ouverte, la solution serait de descendre plus profondément pour échapper aux ondes actives, d’aller semer les jeunes coquilles sur des fonds de 80 mètres au lieu des 20 mètres habituels. Evidemment, cela pose des problèmes techniques nouveaux, une autre organisation de la pêche, mais j’y crois. »
Aux côtés des pêcheurs
Une autre chose en laquelle Jean-Claude Dao a cru, c’est sa méthode de travail. Aujourd’hui, elle serait qualifiée de « participative », mais lui préfère dire « technique thon ». En clair, il s’agissait d’organiser des réunions de travail dans les arrière-salles de cafés pour discuter avec les pêcheurs de la manière d’améliorer la gestion de la ressource et de la conduite des opérations. Après une période de méfiance initiale, la confiance s’installe et les discussions deviennent constructives. Le tout est d’apporter en cours de route des preuves que l’on fait ce qui a été discuté. « Nous avons travaillé avec deux groupes de pêcheurs de coquille Saint-Jacques, l’un de Saint-Brieuc, l’autre de la rade de Brest. Nous nous sommes arrangés pour qu’ils se rencontrent et s’organisent. J’ai toujours aimé m’investir dans un projet, avec une catégorie d’acteurs. A un moment, le projet devient tellement réalisable qu’ils se l’attribuent. » Pour la coquille Saint-Jacques, cette méthode a porté ses fruits. Une filière originale et bien rôdée de production s’est mise en place dans la rade de Brest à la fin des années 80, caractérisée par une production de post-larves en écloserie, un prégrossissement du naissain en casiers et un grossissement extensif sur le fond.
La fusion par le bas
Le dialogue, cela vaut pour les relations avec les professionnels, mais aussi pour faire évoluer l’organisation institutionnelle. Jean-Claude Dao en veut pour preuve le rapprochement opéré entre différents organismes de recherche au cours des années précédant la fusion entre le Cnexo et l’ISTPM, survenue en 1984. « Des gens de l’Orstom (devenu IRD) ont été hébergés à Brest, et nous nous sommes retrouvés dès 1976 dans le même couloir que leur équipe halieutique. Cela nous a donné l’idée d’organiser des rencontres aux quatre coins de France entre jeunes chercheurs qui voulaient réfléchir ensemble. » De ce rapprochement « underground » est né le Groupe général de support à la gestion des ressources (GSG), un essai officiel de coopération entre le Cnexo, l’ISTPM et l’Orstom. Passé le premier élan, Jean-Claude Dao a pris la tangente : « Je sentais que si j’allais dans cette organisation, le projet coquille Saint-Jacques ne serait pas mené à bien. Impossible de jouer la coopération entre organismes tout en étant sur le terrain et je ne me sentais pas indispensable. Il n’en demeure pas moins que le projet sur la coquille a servi d’exemple concret de coopération et a plaidé en faveur de la fusion. »
L’administration, un passage obligé
Jean-Claude Dao a cependant dû faire quelques concessions aux nécessités administratives. Il s’est retrouvé à plusieurs reprises chef de laboratoire, avec plus ou moins de bonheur : « Le projet de refonte de l’écloserie du laboratoire d’Argenton, qui a exigé cinq ans de travail, faisait partie de mon mode de fonctionnement. C’est un dossier qui m’a plu. » Mais quand le programme de développement de l’aquaculture de coquille Saint-Jacques s’est arrêté, en 1995, c’est avec moins d’entrain qu'il a accepté sa reconversion. « Le centre de Brest manquait d’un responsable local des Ressources vivantes. Bon gré mal gré, je me suis retrouvé durant quatre ans, avec Loïc Gourmelen, en charge d’une dizaine de laboratoires. Il ne fallait pas que ça continue », résume-t-il.
Si bien que quand un poste de chef de laboratoire d’aquaculture s’est libéré en Martinique, Jean-Claude Dao s’est empressé de saisir l’occasion. Des enfants autonomes sinon indépendants, une certaine lassitude de l’entretien perpétuel de son moulin ont joué en faveur du changement d’état et d’activité, avec l’ouverture sur l’outremer. Pourtant, la partie ne s’annonçait pas facile. Yves Harrache, dont il prenait la consigne, l’avait prévenu qu’il risquait de conclure à la nécessité de fermer le laboratoire. En six ans d’activité, Jean-Claude Dao aura permis à l’aquaculture martiniquaise de relever la tête, mais sans aucune garantie de pérennité.
Un poisson nommé ombrine
La pisciculture de la Martinique repose sur une espèce locale, l’ombrine. « C’est un poisson fabuleux. Le cousin du maigre, équivalent du bar en espèce de poisson. Sauf qu’une ombrine portion se fait en six mois quand il faut deux ans pour un bar portion. » Mais ce potentiel de production ne se concrétisait pas. Le laboratoire Ifremer conditionnait les animaux à la ponte, puis envoyait par avion les œufs vivants à l’éclosion vers La Réunion. Ce schéma « absurde » s’expliquait par le contrôle exercé par les responsables politiques locaux sur la recherche et développement. « Je me suis fait invisible pendant un an, de façon à ce qu’ils ne puissent pas me donner de directives, s’amuse Jean-Claude Dao, mais cela permettait de prendre des contacts directs avec les acteurs non structurés. Et quand leur production d’alevins est tombée à zéro, j’ai monté un projet impliquant quelques producteurs motivés. » L’objectif était d’installer des écloseries miniatures, à l’échelle des producteurs. Ce faisant, il a également fallu relancer une association de producteurs distincte. « La recherche est comme une toupie en équilibre instable, qui finit toujours par se retourner. Il faut toujours à la base une production qui stimule le mouvement, sinon ce n’est pas la peine », justifie Jean-Claude Dao. De plus les exploitations étaient jusque-là trop petites pour atteindre un seuil de production garantissant leur viabilité et leur permettant de faire face à la concurrence. Une approche technico-économique avec l’aide de volontaires civils à l’aide technique a permis de redéfinir les enjeux. Et l’équipe dirigeante de Nantes, Jean-Pierre Baud et André Gérard, a fait confiance. Bilan : une production en plein essor et des entreprises viables, un laboratoire local devenu laboratoire expérimental poisson pour les Dom-Tom, « mais ça n’est pas encore gagné ! »
La gestion intégrée à l’épreuve
En amont de l’aquaculture, la gestion intégrée des zones côtières (Gizc) est une approche incontournable. Le site retenu en Martinique est la baie de Fort-de-France, pour lequel il faudrait en personnel l’équivalent d’un laboratoire environnement ressources métropolitain alors qu’il n’y a localement personne sur le sujet. L’idée a donc été de créer un « site-atelier » sur la baie du Robert pour regrouper quelques bonnes volontés et compétences autour d’un site plus modeste et plus accessible. « C’était vraiment de la gestion de la bande côtière, plus que de l’aquaculture. L’halieutique n’est pas isolée. Dans cette approche, nous sommes allés chercher des économistes, des gens qui étudiaient la distribution des produits, des formateurs, des juristes qui travaillent sur l’utilisation du domaine public maritime, des ingénieurs des Eaux et Forêts. Nous avons sorti des informations sur les relations entre le bassin versant et le milieu marin. Le ministère de l’Environnement a appuyé notre projet, l’un des rares présentés par les Dom-Tom. » Et le site-atelier s’est mis à exister et à produire des analyses originales. Des maires d’autres communes se sont montrés intéressés, d’autant qu’ils savaient pouvoir compter sur des Volontaires à l’aide technique. Mais Jean-Claude Dao se garde bien de tout excès d’optimisme. En particulier, parce que la gestion intégrée amène à travailler ensemble des représentants de disciplines très éloignées les unes des autres et qui n’ont pas suffisamment de culture commune. Un frein d’autant plus fort qu’aux Antilles, l’activité universitaire se tourne avec retard vers l’aménagement, le développement durable et la prise en compte des contraintes environnementales.
L’empirique en recul
Après toute une carrière placée sous le signe de l’aide au développement plutôt que de « la science pour la science », Jean-Claude Dao ne se sent pas complètement en phase avec la démarche des jeunes chercheurs. « Aujourd’hui, les thésards mettent au point une nouvelle application et essaient de la valoriser. Je crois au contraire qu’il faut partir de l’état de l’activité et chercher comment l’améliorer. Cela peut être un problème de coordination ou un problème de savoir. Dans ce dernier cas, il faut alors effectivement passer par la case recherche. » A l’heure de la retraite, il part donc sans regret. Il est d’ailleurs temps pour lui de reprendre la pelle qu’il avait lâchée le temps d’un entretien. Parce qu’il y a urgence avant l’hiver, et parce que le terrain, décidément, est son élément.
Jean-Claude Dao est décédé en 2008.