Jean-François Samain, un biochimiste au secours de la mer

Il parle facilement, s’enflamme, lance des pistes, mais ne lâche pas le fil qui lui est proposé : faire comprendre les virages qu’a pris son métier en plus de trente ans de carrière. De discipline « secondaire », la biochimie est devenue un outil phare de l’étude des milieux marins. Jean-François Samain dit toute la fierté qu’il éprouve d’avoir contribué à ce développement . 

La recherche nécessite de la ténacité et Jean-François Samain n’en manque pas. Décidé à travailler dans l’océanographie à une époque où il n’y avait pas de formation et guère de débouchés en la matière, il n’a pas hésité à emprunter des chemins détournés. Tandis qu’il étudie la biochimie et se spécialise en enzymologie à l’université de Paris-Orsay, le général de Gaulle a « la bonne idée de créer, en 1967, le Centre national pour l’exploitation des océans » (Cnexo). Lorsque le jeune thésard arrive sur le marché du travail, en 1971, sa première démarche est de frapper à la porte du centre. Il essuie une déception : la direction scientifique du Cnexo ne voit pas l’utilité de la biochimie pour faire de l’océanographie. Mais Jean-François Samain s’arrange pour faire son service militaire dans la marine, affecté au centre océanographique en tant que scientifique du contingent. Le directeur le laisse entrer, cette fois, et l’oriente vers Jean Boucher, jeune docteur en océanographie récemment recruté et spécialisé dans le zooplancton ; il venait de recevoir un appareil d’analyse élémentaire de carbone, azote et hydrogène (CHN), qui devait contribuer à étudier les liens entre la production de phytoplancton et la production de zooplancton. Se greffant sur les travaux de Jean Boucher, le jeune conscrit développe des approches biochimiques pour apprécier l’évolution de ce maillon de la chaîne alimentaire. « Je me suis rendu indispensable, de façon à faire comprendre à quoi servait la biochimie et, au bout d’un an de service militaire, à être recruté. »

La révolution ADN

L’océanographie était alors une science relativement nouvelle, fonctionnant avec des moyens peu développés. « Toute la biologie était basée sur du descriptif, avec des microscopes, le top de l’équipement était un microscope électronique. Donc toute la connaissance des organismes du milieu marin était faite de façon descriptive. On comptait le nombre de pattes des animaux, les poils au bout des pattes, c’était impressionnant de voir la taxinomie de l’époque », se rappelle Jean-François Samain.

Vu ces moyens assez sommaires, la mission confiée au jeune chercheur lui semble d’abord relever de l’impossible. Il s’agissait de prédire la production de zooplancton, qui conditionne en partie le stock de larves de poissons et donc la production des pêcheries. Cela supposait être capable de comprendre comment les milliers d’espèces qui forment le zooplancton utilisent la production primaire, c’est-à-dire le phytoplancton. Etre frais émoulu de l’université s’est révélé une chance pour Jean-François Samain : le jeune biochimiste avait ainsi eu l’occasion de se familiariser avec la génétique et la chimie de la molécule. Il a l’idée d’appliquer ces connaissances nouvelles au système digestif du zooplancton. Il montre que l’expression des enzymes digestives, plus ou moins forte selon la quantité de nourriture ingérée par les animaux, permet de remonter aux flux nutritifs, donc de savoir comment se nourrit le zooplancton. Dès lors, il est possible de construire des modèles de croissance en fonction de la quantité de nourriture et de la température. Une piste de travail qui occupera Jean-François Samain dix ans durant, et qui constituera le sujet de sa thèse d’Etat, déposée en 1985.

La méthode a notamment pour intérêt d’éclairer l’évolution d’un écosystème. Le biochimiste commence à la développer à partir de 1971 : pour ce faire, il participe aux grandes campagnes océanographiques internationales Cineca, centrées sur les remontées d’eaux froides qui approvisionnent certaines zones très riches en poissons, au Maroc, en Mauritanie ou au Pérou. Mais une seule campagne d’un mois par an, c’est peu pour réunir l’ensemble des informations sur les liens entre l’évolution des conditions de nourriture et de température et élaborer un modèle de production de zooplancton. Il faut passer à des campagnes saisonnières moins prestigieuses, sur des bateaux plus petits.

La marée noire

Jean-François Samain en est là dans ses réflexions quand survient, en 1978, le naufrage de l’ Amoco Cadiz au large des côtes bretonnes. Dans l’urgence, un programme de suivi écologique de la catastrophe est lancé. Un réseau de recherche prend forme, fédérant les compétences de laboratoires du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), de l’université de Bretagne occidentale, de la station biologique de Roscoff et du Cnexo, à Brest. Les campagnes saisonnières menées à bord du Thalia permettent de réunir les données que cherchait Jean-François Samain pour construire un modèle de production secondaire.

Ce réseau de spécialistes créé autour de l’ Amoco Cadiz trouve un prolongement en s’organisant sous la forme d’un groupe de recherches pélagiques Manche-Atlantique (Grepma), qui se propose alors d’étudier le front thermique d’Iroise, une structure hydrologique curieuse : les eaux de l’archipel d’Ouessant étant constamment brassées, elles demeurent froides toutes l’année, même proches des côtes, tandis qu’au sud et à l’ouest de cette zone, les eaux sont stratifiées en été, froides au fond et plus chaudes en surface. « Deux écosystèmes très proches géographiquement mais très différents dans leur structure hydrologique, dont nous voulions étudier les impacts sur les communautés de zooplancton », explique le chercheur.

Le tournant technologique des années 80

Une évolution technologique majeure s’est opérée à cette époque, avec la mise au point de satellites qui relevaient la température de l’eau et la couleur de la mer. « Nous avons beaucoup travaillé avec les Britanniques, parce qu’au Cnexo les physiciens doutaient de la possibilité de recueillir par satellite des mesures fiables de température et de chlorophylle », s’étonne encore Jean-François Samain. Cette hésitation n’a évidemment pas duré. En 1984-1985, les capteurs font des progrès considérables. A l’occasion des campagnes à la mer Satellite-Iroise (Satir), le Grepma contribue à la découverte des micro-algues calcaires fixatrices de CO2 atmosphérique, les « cocolithophorides », qui correspondaient à d’immenses taches blanches sur les relevés satellitaires devant la Bretagne. Cette découverte a fait l’objet d’un article publié dans la revue « Nature ».

Mais l’utilisation des satellites n’aurait pas été aussi sensationnelle sans le développement parallèle de la micro-informatique. « Pour traiter les données, nous en étions encore au crayon, à la gomme et au papier millimétré; les micro-ordinateurs ont permis de passer à des traitements statistiques de grande amplitude, avec des données très nombreuses ; l’écologie impose de manipuler des données de façon incroyable. » Ces nouveaux outils ont permis à Jean-François Samain de mener à bien ses travaux d’écologie marine qui constituent sa thèse d’Etat.

Mais les priorités de l’époque avaient changé et son équipe fut priée de s’intéresser à l’aquaculture, en particulier à la conchyliculture, qui manquait d’effort de recherche. Une préoccupation majeure de l’aquaculture était alors de développer des techniques fiables pour produire des juvéniles en écloserie. La définition des besoins essentiels pour la nutrition des stades précoces posait particulièrement question. En observant la composition lipidique des membranes des cellules d’une espèce de bivalve, d’abord la coquille Saint-Jacques, puis l’huître, son équipe, en collaboration avec Yanic Marty, spécialiste des analyses de traces dans l’eau de mer, s’est rendue capable de déterminer sur quelques larves et quelques œufs les besoins nutritionnels, en particulier en acides gras oméga 3 et en stérols, pour un bon développement des larves et une bonne qualité des pontes. Plus besoin de passer par l’observation de la colonie dans son milieu, il suffisait d’étudier la composition de quelques individus sauvages et de la comparer à d’autres bivalves. Une promesse pour l’aquaculture.

L’âge de la molécule

Jean-François Samain s’enthousiasme devant « la révolution de la biochimie moléculaire ». La chimie des composés d’une cellule a laissé place à l’étude de son fonctionnement. « Le noyau d’une cellule contient son code génétique, qui programme la cellule à faire tel ou tel travail. La biologie moléculaire permet de savoir quel gène est exprimé, à quel moment et quel résultat cela produit. Cela permet de mieux comprendre certains mécanismes, notamment le lien entre les enzymes digestives et la quantité de nourriture ingérée par un animal. Nous avons non seulement mis en évidence quels gènes contrôlent l’expression des enzymes, mais encore qu’ils ont des variants d’un individu à l’autre. Les individus qui en sont porteurs n’ont pas les mêmes performances : certains grossissent et grandissent avec très peu de nourriture, d’autres pas. Dans le stade précoce d’élevage des huîtres, par exemple, certains animaux mesurent cinq millimètres au bout d’un mois, tandis que d’autres atteignent deux centimètres, et ce dans les mêmes conditions et avec la même alimentation ! »

Le scientifique s’enflamme, mais n’oublie pas de dire que tout cela a pris du temps. Beaucoup de temps. « Le travail que l’on a fait sur un seul gène qui servait de modèle, celui qui code pour l’amylase, était colossal à l’époque. Nous ne pouvions faire qu’un dosage à la fois. Aujourd’hui, la génomique fait la même chose à très grande échelle ; 30.000 mesures d’expression de gènes en même temps, qui passent ensuite au crible de logiciels très pointus. »

Au bout du chemin, il y a la fierté d’avoir peut-être ouvert une piste intéressante pour la sélection d’espèces mieux adaptées à l’aquaculture. Comme l’explique Jean-François Samain, la diversité d’allèles pour un même gène est dix fois plus importante parmi les animaux marins que parmi les animaux terrestres. Cela peut s’expliquer par le fait que le milieu marin est extrêmement fluctuant, ce qui conduit les animaux, notamment les mollusques, à avoir des stratégies de reproduction très prévoyantes : ils pondent des millions d’œufs, et la population dispose d’un patrimoine génétique diversifié, afin qu’au bout du compte un au moins se développe si les conditions environnementales se bouleversent, et perpétue l’espèce. « Le milieu marin est une mine d'or, puisque sa diversité génétique procure une très large diversité de performances. J’ai poussé à explorer cette diversité génétique pour en tirer des outils de sélection. »

Le dernier défi

Décrit depuis 1940 dans la littérature scientifique, le mystère de la forte mortalité estivale des huîtres Crassostrea gigas laissait perplexes les biologistes du monde entier qui avaient tenté de l’élucider. « Les pathologistes s’étaient cassé les dents, parce que ce n’était pas un problème de pathologie stricte, mais plus probablement un problème d’interaction entre l’huître, son environnement et des pathogènes opportunistes. » Jean-François Samain pressent que pour comprendre cette interaction complexe qui se joue entre l’animal à un stade particulier de son cycle et un environnement, qui favoriserait la sensibilité des juvéniles aux pathogènes, il faut faire appel aux compétences de scientifiques de disciplines très diverses : « Des gens capables de décrire la physiologie de l’huître, associés à des généticiens, d’autres capables de décrire l’environnement autour d’elle, et puis l’écotoxicologie, le stress, les problèmes de température, d’hydrologie, de nourriture, ainsi que le milieu professionnel, ce n’était pas une mince épreuve. »

Beaucoup de bruit pour rien ? Jean-François Samain est persuadé du contraire, parce que comprendre les raisons de cette surmortalité était une demande récurrente de la profession. « Au bout de cinq ans d’échec à travailler chacun dans son coin, nous avons décidé de monter un projet multidisciplinaire, avec non seulement des équipes Ifremer, mais aussi des partenaires extérieurs, du CNRS, du Muséum, des universités. »

Le projet prend forme précisément au moment où Jean-François Minster est nommé à la présidence de l’Ifremer, avec le souci de décloisonner la recherche, de favoriser les collaborations entre disciplines et entre instituts. Non sans humour, Jean-François Samain raconte comment la direction des Ressources vivantes, à laquelle il appartenait, a convaincu le président-directeur-général que le mystère de la surmortalité estivale des huîtres pouvait être un grand défi. « La question peut paraître un peu ridicule, des mortalités d’huîtres, à part les mangeurs d’huîtres cela n’intéresse pas grand monde, mais ce qui est intéressant est que c’est une problématique multidisciplinaire, une pathologie très environnementale, avec de multiples paramètres. Cela peut être un modèle pour lutter contre les maladies d’espèces exploitées. » Le défi Morest était né.

Rassembler les compétences

En cinq ans, de 2001 à 2006, le projet est mené à terme. Jean-François Samain peut clore sa carrière « avec des résultats magnifiques ». Son idée, c’était que les quelque 220 personnes impliquées dans Morest se transmettent en temps réel leurs résultats, sans craindre que d’aucuns ne cherchent à en tirer un profit personnel. « Ce n’était pas évident de réussir au départ, mais cela a marché parce que chacun avait à y gagner. Tous les ans, lors d’un séminaire de travail, chacun apportait sa contribution en ayant du mal à expliquer quoi que ce soit avec ; quand toutes les contributions étaient rassemblées, cela devenait évident ! », s’enthousiasme-t-il. A l’arrivée, le réseau construit un modèle d’interactions entre les différents paramètres, qui permet de prédire à six mois les risques de mortalité des bassins conchylicoles en cause et de définir des mesures de prévention.

Jean-François Samain pense avoir tapé dans le mille : il est certain que la méthode est applicable à d’autres espèces qui subissent des mortalités estivales, en France, par exemple aux palourdes ou aux huîtres plates, mais aussi à l’étranger, comme aux ascidies cultivées en Corée. Des colloques internationaux lui donnent l’occasion de mesurer la valeur des résultats de Morest aux yeux des collègues étrangers. Les Américains, notamment, travaillaient depuis longtemps sur la question, et ont trouvé incroyable les progrès rapides du réseau.

Une manière de faire de la recherche

Pour le biochimiste, le travail en réseau est à coup sûr la clé de ce succès. « Dans un domaine où les moyens étaient faibles, c’était la seule survie et le seul progrès possible. Etre en compétition pour trouver des fonds est contre-productif. Un financement de plusieurs années autour d’un programme précis et d’un réseau, voilà comment optimiser pleinement les compétences et avoir des résultats. »

Jean-François Samain a un message fort à faire passer aux jeunes chercheurs et aux responsables des politiques de recherche : favoriser les liaisons entre les équipes, inciter les chercheurs à transposer leurs résultats à d’autres domaines. « Ne changez pas ce que vous faites, mais faites-le en vous associant à des compétences complémentaires pour traiter ensemble une même question, même si elle s’éloigne un peu de la vôtre. La compétition, c’est bon pour le prix du bœuf ou du beurre, pas pour la recherche. » Un plaidoyer pour que les chercheurs optimisent leur compétences et évitent de devenir seulement des chercheurs d’argent.

Pour en savoir plus : http://www.ifremer.fr/morest-gigas/ 

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