Pierre Arzel, un goémonier au laboratoire
Pierre Arzel est de la côte nord du Finistère. La mer et le goémon sont ses racines, son enfance, son quotidien. Biologiste de formation, il défend une vision globale de la ressource, parce qu’il s’attache avant tout aux hommes qui s’intéressent aux algues. Qu’ils soient goémoniers, industriels, artistes ou chercheurs, tous sont liés par les algues. « Nous, les gens du goémon », dit-il comme une évidence.
« Pour les Normands, je suis Brestois, pour les Brestois, je suis de la côte nord. » Cette boutade permet à Pierre Arzel de donner, l’air de rien, sa carte d’identité très marine. Il dit avoir toujours su que « c’est la pêche qui allait m’intéresser ».
Mais à l’époque, les premiers cycles universitaires ne proposaient pas de formation axée sur l’océan et la pêche. On ne se spécialisait dans la mer qu’après un passage par la biologie-géologie ou la biologie-chimie. En 1966, fraîchement bachelier, Pierre Arzel choisit la première option, qu’il étudie d’abord deux ans à Brest, puis à Caen de 1968 à 1970. La création d’un DEA en océanologie biologique en 1971 à l’université de Bretagne occidentale arrive à point nommé ; Pierre Arzel fera partie de la première promotion. Il enchaîne avec une thèse sur les rejets de merlus et de langoustines dans le nord du golfe de Gascogne, à l’Institut scientifique et technique des pêches maritimes (ISTPM). Mais Lorient ne lui réussit guère, et il saisit au vol l’occasion de rejoindre l’équipe de Jean-Claude Dao au Centre national pour l’exploitation des océans (Cnexo).
L’appel du littoral
Retour à Brest, donc. « Difficile d’échapper au destin », lâche Pierre Arzel. « J’ai grandi dans un café-alimentation, où à longueur de journée, pendant les vacances et à longueur de soirée, en période scolaire, j’entendais les anciens marins parler de leurs campagnes. Il y avait ceux qui avaient navigué au long cours sur des voiliers, ceux qui avaient navigué pour la Royale, toutes les conversations des clients tournaient autour de la mer. Vantée par les uns, un peu maudite parfois, mais toujours présente. »
En 1973, l’heure est aux campagnes sur le thon germon. Au Cnexo, Jean-Claude Dao et Jean-Yves Le Gall, élèves de Emile Postel en biologie à l’université de Rennes, ont besoin d’étudiants pour partir en mer faire des observations. Pierre Arzel côtoie ainsi toute une équipe de jeunes, dont Loïc Antoine et Dominique Buestel, qu’il retrouvera par la suite à l’Ifremer. Plusieurs étés consécutifs, « on a baigné dans le thon ». Les campagnes durent en général trois semaines et les emmènent au large, « avec toute la majesté du grand large ; à mi-chemin entre les Açores et la côte bretonne, sur un bateau de seize mètres, on se dit c’est bien, il y a de l’eau en dessous ».
Les contrats EDF
Vient ensuite l’époque des contrats EDF, liée à la construction du parc de centrales nucléaires sur le littoral français. Pour repérer les effets possibles de ses choix énergétiques sur l’environnement, EDF commande des études d’impacts à différents organismes scientifiques, dont le Cnexo. Aussi l’équipe de Jean-Claude Dao redéploie-t-elle son travail du thon vers la coquille Saint-Jacques. De 1975 à 1980, Pierre Arzel est amené, dans le cadre d’un contrat EDF, à étudier les conséquences des chocs thermiques et des chocs chlorés sur les larves de coquilles Saint-Jacques. Il acquiert une grande maîtrise de la production d’œufs et de larves, à laquelle on fait appel au début des années 80, quand prend corps l’idée que l’aquaculture est la solution aux problèmes de pollution et d’instabilité du littoral. Toute l’activité de l’équipe pêche tourne alors autour de la baie de Saint-Brieuc. Elle conduit des programmes très approfondis sur la biologie de la coquille, portant sur la maturation des organes génitaux, l’apparition des œufs, la vie larvaire et la fixation sur le fond, avec des collecteurs.
Parallèlement à ces essais de développement de l’aquaculture des coquillages et de repeuplement, d’autres chercheurs travaillent sur la culture des algues. A l’Institut scientifique et technique des pêches maritimes (ISTPM), René Perez est convaincu que le temps de l’exploitation de la ressource naturelle en algues est révolue et oriente son activité vers l’algoculture. Il estime toutefois souhaitable que quelqu’un continue de suivre la ressource naturelle. A ce moment intervient la fusion entre le Cnexo et l’ISTPM, en 1984: une aubaine que Pierre Arzel ne laisse pas s’échapper.
Scientifique et ethnologue
C’était sans doute là qu’il voulait en venir : retrouver le métier qui a rythmé non seulement son enfance, mais aussi toute l’histoire de sa famille. « Une activité très particulière se déroulait sur la côte nord de Brest : la récolte du goémon. Mon imprégnation était d’autant plus forte que les gens de ma famille faisaient ce métier-là. » L’algoculture s’est révélé un mirage en France, et Pierre Arzel n’a jamais encouru le risque de s’y faire prendre. « J’avais une vision globale du problème. J’ai toujours considéré que la ressource, c’est la première chose, mais qu’on ne peut pas la dissocier des hommes et des bateaux. Inévitablement, j’ai été amené à étudier l’évolution du métier, sa situation traditionnelle et les facteurs qui l’ont fait changer. Je me suis demandé si l’évolution s’était faite dans le sens des goémoniers au niveau collectif. »
L’audience qu’il rencontre tient en grande partie au fait qu’il s’intéresse à tous ceux qui s’intéressent aux algues, d’une façon ou d’une autre. « Dès 1985, mon ouvrage sur le métier de goémonier, paru en 1987, était en germes », dévoile-t-il. En réalité, il s’agissait de la publication de sa thèse d’Etat sur l’évolution de l’exploitation des algues en France. Ainsi, durant les années antérieures, tout en planchant sur la biologie de la coquille Saint-Jacques, il emmagasinait des matériaux sur les algues… « J’avais déjà une vision qui visait à l’exhaustivité et je l’ai conservée. » Il ne veut pas seulement retracer l’histoire de l’exploitation des algues à travers les goémoniers et l’industrie, mais aussi à travers les chercheurs qui ont travaillé sur le sujet. Il glane l’information scientifique et repère ceux qui ont vu tout un monde dans les algues, et pas seulement un matériel. Il fouille la littérature et s’attache aux écrivains qui ont parlé des algues et des récoltants. Il scrute les représentations picturales des goémoniers, avec une affection particulière pour le peintre Mathurin Meheut. « Il a senti ce que c’était que les goémoniers. J’ai acheté une carte postale qui montre des chevaux en train de tirer sur des radeaux, des dromes, on sent l’effort du cheval, l’énervement des gars. Ce n’est pas un simple observateur. Pas comme Bernard Buffet peignant le port de Douarnenez, on voit des bateaux les uns à côté des autres, on ne sent rien de la vie qui s’y joue. »
« Monsieur Algue »
Ce souci de ne pas isoler la ressource de ceux qui l’exploitent se traduit, dès 1985, par l’introduction d’un nouvel outil : un carnet de pêche, que Pierre Arzel persuade les goémoniers de tenir à jour. A partir des carnets, des bilans assez complets des campagnes peuvent être dressés. D’une année sur l’autre, des évolutions se dessinent, telle zone affichant une productivité stable, telle autre enregistrant un recul. Jusque-là, « les pêcheurs ne voyaient pas que la présence d’un trop grand nombre de bateaux entraînait ici où là une diminution de la productivité, avec en plus des conséquences comme la présence d’espèces envahissantes. »
Le carnet de pêche a permis de repérer des liens de cause à effet, et de les exposer devant la commission algues du comité régional des pêches, qui se réunit à Brest plusieurs fois par an. Informés des dérives, ses membres étaient à même de prendre les décisions qu’il fallait pour s’y opposer. Certes, comme d’autres professionnels de la pêche, les goémoniers n’ont pas toujours suivi strictement l’avis du biologiste ; tout au moins l’information est-elle passée.
Après la publication du livre « Les goémoniers », Pierre Arzel devient incontournable. On demande systématiquement à « monsieur Algue » son avis sur la mise en exploitation de nouvelles ressources, comme l’ Ascophylum ou les laminaires hyperborées : à lui de préciser les conditions techniques d’une exploitation durable, ou d’opposer un veto. Bien des fois, récoltants ou industriels lui reprochent de sortir de son domaine de compétence, de ne pas se cantonner à la ressource. Quand on lui dit que ce n’est pas son rôle de définir les conditions de fonctionnement de la flotille, il a beau jeu de répondre que la taille des bateaux n’est pas neutre : « Quand on prend des bateaux de trop grande taille, compte tenu des coûts que cela représente, les gars auront tendance à le charger avec n’importe quoi. Et s’ils livrent à l’usine des déchargements mixtes composés pour partie de laminaires et pour partie de n’importe quoi, les industriels ne s’y retrouvent pas. Les goémoniers scient alors la branche sur laquelle ils sont assis, car ils perturbent le fonctionnement de l’industrie. » Pierre Arzel fait passer le message, et compte sur le temps pour faire valoir son analyse.
Pierre Arzel a également fait progresser cette vision globale, « intégrée », dirait-on aujourd’hui, à travers un audit de la filière algue commandé par la mission interministérielle de la Mer. Chargé de la partie ressource de l’audit, il relève les points de blocage de la filière et propose des solutions, pointant par exemple la nécessité de connaître précisément l’effet des outils utilisés par les goémoniers sur la ressource. Des recommandations qui sont mises en œuvre les années suivantes.
Le renfort des environnementalistes
A l’heure de la biologie moléculaire triomphante, y a-t-il encore une place pour la vision à la fois biologique et sociale qui anime Pierre Arzel ? Il ne se berce guère d’illusions, se doutant bien qu’on ne fera pas venir quelqu’un qui travaillerait sur l’exploitation, tout au moins à plein temps. « Certaines personnes chez nous sont d’avis que le chiffre d’affaires du goémon dans l’économie des pêches en Bretagne, c’est pas terrible, et qu’il n’y a pas lieu de conserver un emploi à plein temps sur le sujet. D’accord, peut-être… » L’économie de l’algue, c’est peut-être marginal, mais l’environnement, certainement pas. Pour Pierre Arzel, là est l’enjeu des années à venir : expliquer les réductions d’abondance de certains champs, surveiller les écosystèmes. C’est le travail des environnementalistes, à l’instar de ce que fait Brigitte Guillaumont sur les peuplements de végétaux marins en Bretagne sud au sein du Réseau de surveillance benthique (Rebent).
Ce n’est pas sans un pincement de cœur qu’il accompagne cette évolution. « Nous, les gens du goémon, les récoltants, les industriels, les chercheurs, quand on se retrouve, on parle du goémon et on reparle du goémon. Comme d’anciens mineurs parlent de la mine ».
Pierre Arzel est décédé en 2008.
Pour en savoir plus : http://wwz.ifremer.fr/aquaculture/filieres/filiere_algues