Yves Harache : une saga aquacole

Yves Harache a vécu la naissance et le développement en France de l’élevage des poissons en mer, dont le saumon et la truite, un pari improbable en 1970. Chercheur autant qu’organisateur, il a lancé avant l’heure des collaborations entre organismes de recherche. Sa carrière s’est achevée fin 2007 par un ambitieux programme de recherche pour consolider la crevetticulture en Nouvelle-Calédonie.

Yves Harache a vécu la naissance et le développement en France de l’élevage des poissons en mer, dont le saumon et la truite, un pari improbable en 1970. Chercheur autant qu’organisateur, il a lancé avant l’heure des collaborations entre organismes de recherche. Sa carrière s’est achevée fin 2007 par un ambitieux programme de recherche pour consolider la crevetticulture en Nouvelle-Calédonie.

Les balbutiements de la pisciculture marine

A 19 ans, diplôme d’instituteur en poche, le jeune homme est supposé se lancer dans l’enseignement, mais il se trouve un peu vert… … « J’ai eu envie de continuer à apprendre, de découvrir autre chose. » A l’université de Caen, il confirme un penchant pour les sciences du naturaliste, qui le conduit à l’océanographie. Il garde en souvenir les premières « manips » au sujet de l’influence de la température sur le rythme de filtration des moules, réalisées avec Pierre Lubet, « un professeur passionnant », au laboratoire de biologie marine de Luc-sur-Mer. C’est pourtant vers les poissons, et non les mollusques, qu’il finit par se tourner. Yves Harache fait avec passion un détour par l’histoire de l’aquaculture : « A la fin des années 60, la pisciculture en est à son néolithique. Certes, l’Egypte et la Chine anciennes pratiquaient déjà des formes sommaires d’élevage de tilapia et de carpe, poissons d’eau douce qui se reproduisent spontanément en étangs ; mais l’élevage des poissons marins est autrement plus complexe et nécessite un passage obligé par la maîtrise de la reproduction et l’élevage larvaire. » La première fécondation artificielle d’un poisson hors de son milieu naturel, la truite, n’est obtenue qu’en 1750. A la fin du XIXe siècle, des inséminations artificielles de géniteurs sauvages de turbot et soles sont réalisées dans les viviers-laboratoire de la station marine du Collège de France, à Concarneau, suivies de celle de la morue, en Norvège. L’école française apporte de précieuses connaissances sur la reproduction et l’élevage des alevins, mais l’élevage larvaire reste précaire, comme le constate en 1914 le scientifique Louis Roule dans son Traité raisonné de pisciculture. Il faudra attendre plus d’un demi-siècle pour que les recherches réussissent à fiabiliser les techniques d’élevage de soles, bars, daurades et turbots, aboutissant au cours des années 1980 seulement à une forme de domestication.

Le pari du saumon

Retour en 1969. La réflexion sur l’aquaculture battait alors son plein, nourrie de l’exemple japonais. Deux entreprises industrielles françaises, la Transat et les Salins du Midi, se lançaient dans l’aventure. Le Cnexo, récemment créé, montait ses programmes de recherche, et l’aquaculture était du nombre. Le DEA d’océanographie de Caen dont sortait Yves Harache n’était pas le sérail des fournisseurs d’océanographes, à l’inverse de ceux de Paris et de Marseille. « Avec Jean-Jacques Boulineau, étudiant du DEA de Paris, nous avons élaboré un projet concernant les poissons migrateurs anadromes, saumon et truite de mer, qui partagent leur cycle biologique entre rivière et océan. » En France, l’importation massive de saumons était le premier poste déficitaire des produits de la mer et la dégradation du milieu de reproduction, la multiplication des obstacles à la migration, autant que la surpêche, avaient considérablement réduit les populations sauvages des rivières. L’aquaculture marine des saumons commençait à poindre : la production de la Norvège était encore inférieure à 50 tonnes par an dans quelques rares fermes pionnières, et les recherches menées aux Etats-Unis par le National Marine Fisheries Service permettaient d’envisager la mise en place de la première ferme privée. Peinant à réunir la rare bibliographie accessible sur l’aquaculture du saumon, les étudiants proposent deux axes de travail : le développement des recherches sur la salmoniculture marine, mais aussi la préservation et la gestion des populations naturelles de migrateurs des rivières bretonnes, avec le concept d’une station d’expérimentation de terrain. Le dossier retient l’attention du Cnexo et leur vaut l’attribution de deux bourses de spécialisation.

Le séjour américain

Et les voilà tous deux partis en 1970 pour un an aux Etats-Unis, dans les écloseries fédérales de repeuplement et divers laboratoires de recherche ; chacun six mois sur la côte est et six mois sur la côte ouest. « Assister en septembre au retour massif à la pisciculture expérimentale, concentré sur quelques semaines, de plusieurs centaines de grands saumons chinook, issus exclusivement des lâchers de smolts trois ans auparavant, était fascinant. » C’était l’époque où les équipes américaines de l’Oregon State University, du College of Fisheries de Seattle et de son laboratoire d’accueil de Longview étaient en pointe sur ces sujets, apportant des éléments de compréhension des mécanismes biologiques qui déterminent la migration des saumons et conditionnent le résultat des repeuplements. C’était aussi le centre de recherche principal pour l’élaboration des premiers aliments secs, des premiers circuits fermés en eau douce à l’échelle de la pisciculture expérimentale, et assez proche du site où se déroulaient les débuts de la salmoniculture marine, dans le bras de mer du Puget Sound. « Il y avait tant à apprendre, il fallait s’imprégner de tout ce qu’on pouvait », résume le chercheur.

L’élan du Centre océanologique de Bretagne

Au retour en France, en 1971, leur bourse étant prolongée, les deux jeunes gens sont affectés à Brest au Centre océanologique de Bretagne (Cob). Les premiers membres de l’équipe d’aquaculture ont déjà été recrutés au Département scientifique par Lucien Laubier, qui en assurait la direction. Le hall d’aquaculture, un outil unique en Europe pour l’expérimentation en eau de mer, était en cours de construction et la station de terrain de l’Ile Tudy, dans le Finistère sud, avait été mise en service. Les deux boursiers sont chargés d’apporter un soutien technique à l’entreprise Caous sur la Rance, la première à pratiquer l’élevage de la truite de mer en France. Il rédigent un rapport sur les acquis de leur séjour américain, ainsi qu’une proposition de programme sur la salmoniculture. Ils sauront convaincre de l’intérêt des espèces migratrices : l’élevage du saumon, poisson rare et prisé dont l’élevage présentait un potentiel de rentabilité, est retenu parmi les candidats à l’aquaculture en France. « Les deux premiers aquaculteurs du Cnexo, Michel Girin sur les poissons et Jean-Pierre Flasch sur les mollusques (se gardant bien d’empiéter sur l’ostréiculture, domaine de l’Institut scientifique et technique des pêches maritimes) ont fait un travail remarquable. Bar, daurade, turbot, sole, ormeau, palourde et bientôt coquilles Saint-Jacques furent ainsi au menu des années 1970 », résume Yves Harache, ainsi que truites et saumons. Les crevettes pénéides tropicales compléteront cette panoplie au Centre océanologique du Pacifique, qui allait devenir, sous la direction d’Alain Michel, une référence internationale dans toute la zone tropicale, exportant une technologie novatrice via la filiale du Cnexo France-Aquaculture. »

La charrue avant les bœufs ?

En 1972, Jean-Jacques Boulineau opte pour l’aventure du privé en Irlande tandis que Yves Harache intègre officiellement le Cnexo. Il est affecté dans une structure en cours de création, l’Unité régionale de développement de l’aquaculture (Urda), dirigée par Albert Vaillant, issu de l’Administration maritime. Les objectifs de cette unité étaient clairs : développer un nouveau mode de production de poissons d’élevage dans le cadre des deux stations Deva (Démonstration et vulgarisation de l’aquaculture), l’une à Palavas, l’autre en Bretagne. « Nous en étions à la mise au point des procédés, et faire de la recherche dans une Unité de développement ne fut pas toujours chose aisée. » Il fallait aussi disposer d’outils pour faire éclore les œufs et élever les saumons en eau douce jusqu’à ce qu’ils subissent au printemps une véritable métamorphose, la smoltification. Ces animaux sédentaires en rivière, qui ressemblent à une petite truite deviennent alors argentés, tels des anchois ou des sardines, et partent en mer selon des déterminismes extrêmement complexes, liés aux rythmes saisonniers de la photopériode et de la température. « Ce phénomène m’avait immédiatement passionné aux Etats-Unis ; il était crucial en aquaculture afin d’opérer le transfert en mer au moment idéal pour l’horloge interne du poisson. Ce sera mon premier sujet de recherche… »

Dès 1974, une société privée est créée par le Cnexo, la Société de développement pour l’aquaculture en Bretagne (Sodab), en association avec Maurice Calmels, un excellent pisciculteur. L’objectif est de développer rapidement une production rentable de saumons. « Vouloir développer si vite des techniques que nous étions nous mêmes en train d’acquérir depuis si peu de temps était une gageure ! » Beaucoup d’informations furent cependant acquises lors de ce changement d’échelle, mais comme il fallait produire, la recherche passait souvent au second plan. En outre, la technique imposée par le site retenu par la Sodab, un étang à marée sur les bords du Jaudy, alimenté par pompage, complété en 1976 par une retenue endiguée, a rapidement montré ses limites par rapport aux cages flottantes en baies abritées, qui se développaient en Europe du Nord. « La direction du Cnexo de l’époque ne croyait pas à ce mode d’exploitation, pourtant décrit dans un rapport scientifique et technique dès 1976 », précise Yves Harache. L’entreprise réussit à produire plusieurs dizaines de tonnes de saumon par an, créant autour d’elle un pôle de développement de la salmoniculture dans le Jaudy et le Trieux, qui s’est finalement tourné vers la production de truites de mer… en cages flottantes.

L’équipe se consolide

En quelques années, l’équipe s’accroît de trois nouveaux jeunes cadres. « Gilles Bœuf, naturaliste passionné, capable de se lever en pleine nuit et de faire plusieurs centaines de kilomètres pour aller traquer un coléoptère rare ; Patrick Prouzet, très attiré par les problématiques de gestion des écosystèmes côtiers et de leurs relations avec le bassin versant ; et Jean-Louis Gaignon, qui apportait la composante ingénieur avec une forte sensibilité sur les problématiques d’élevage. » A partir de 1976, le groupe exprime plus fortement ses inquiétudes sur les choix techniques de la Sodab et l’impossibilité d’y mener les étapes de recherche préalables au développement, mais il réussit cependant à obtenir des moyens non négligeables pour créer divers outils de recherche. « Je me souviens du premier achat d’un osmomètre, trônant seul sur la grande paillasse vide, derrière le bureau de Gilles, suivi quelques mois plus tard d’une coûteuse ultra-centrifugeuse réfrigérée, l’outil indispensable. » Une micro-pisciculture est créée au Quinquis, sur l’Elorn, en 1975 : gérée par la société de pêche locale, elle permet enfin d’acquérir et d’adapter les techniques de production de juvéniles de saumon d’Atlantique ( Salmo salar), impossibles à élever dans les installations de la Sodab. En les relâchant dans l’Elorn, les chercheurs mesurent les premiers taux de retour de saumons issus de smolts de repeuplement. Une petite structure expérimentale en cages flottantes est également installée en rade de Brest, en liaison avec le Comité local des pêches maritimes et l’équipe apporte un soutien technique aux divers projets de production se développant sur le littoral du golfe du Morbihan à la rade de Cherbourg. Quelques années plus tard, l’aménagement du môle de Sainte-Anne et la petite pisciculture de Trébabu fournissent tous les jeunes saumons atlantiques nécessaires aux recherches.

Une énergie folle

Le fleuron de cette seconde moitié des années 70 est la construction d’un outil temporaire sur le centre de Brest, permettant de valider par l’expérimentation les données acquises par l’étude des indicateurs de l’état physiologique du saumon au cours de sa métamorphose. Un bâtiment agricole, baptisé « le poulailler », est construit dans des délais record par les services généraux, à côté du hall d’aquaculture. « Alimenté par le réseau d’eau de mer du centre, il était également branché sur le réseau urbain pour l’accès à l’eau douce nécessaire lors de la période d’acclimatation. Nous en comptions chaque mètre cube utilisé parce que ça coûtait horriblement cher ! » Il servira pendant près de 18 mois avant de faire place à un bâtiment en dur, le hall crevettes. « Tout restait acrobatique et demandait une énergie folle : on avait l’outil, mais il fallait aussi le matériel biologique pour travailler, à savoir les jeunes saumons produits par la pisciculture de la Sodab. Et ce n’était pas facile d’obtenir des poissons de caractéristiques particulières au détriment des objectifs vitaux de production de la société. » Une anecdote illustre bien l’investissement et la détermination de l’équipe. Un lot de smolts correspondant aux besoins de l’expérimentation ayant finalement été obtenu, Gilles Bœuf est chargé d’accompagner le chauffeur intérimaire du centre jusqu’à la pisciculture d’Yvias, sur le Trieux, et de ramener le précieux millier de poissons dans deux cuves alimentées en oxygène. « Au retour, à quatre kilomètres du centre, où des bacs remplis d’eau douce attendaient les animaux, le chauffeur percute une voiture qui freine brutalement devant lui. Le radiateur est touché, mais surtout une cuve perd de l’eau, s’étant percée contre une ferrure métallique. Le moteur risque de lâcher, mais Gilles veut sauver les poissons coûte que coûte : il réussit à convaincre le chauffeur de repartir immédiatement. Le moteur a finalement lâché au début de la côte de Sainte-Anne, à quelques centaines de mètres du poste de garde ! Gilles nous a appelés du « café Marziou ». Nous sommes descendus avec une vieille R12 break de service de l’équipe Pêche et plusieurs véhicules personnels remplis de poubelles, avec une petite bouteille et un bulleur d’oxygène pour sauver les poissons. Ce qui fut réussi à 98 %. Il fallait aussi savoir faire le Samu aquacole ! »

Des publications remarquées

Ces poissons et les manip qui suivront donneront lieu à une série de publications novatrices, détaillant les rythmes saisonniers de transfert en mer et codifiant les conditions de transfert en fonction de la croissance. « Les conditions thermiques particulières de la Bretagne se traduisent par une croissance initiale très rapide en eau douce, permettant aux jeunes saumons de devenir smolts dès leur premier printemps, alors qu’il leur faut une année supplémentaire dans leur environnement d’origine. Mais l’augmentation rapide des températures au printemps, conjuguée à la salinité élevée de l’eau de mer des côtes bretonnes réduit considérablement les fenêtres de transfert en mer au printemps puis à l’automne, rendant le schéma de production très pointu. » Les techniques de laboratoire développées permettront aussi de décrire les différences dans la physiologie de la smoltification et de l’acquisition du comportement migratoire entre les jeunes saumons des rivières courtes de Bretagne et des fleuves longs comme la Loire et l’Allier et le travail conduit par Patrick Prouzet sur les saumons de l’Elorn contribuera a l’émergence d’un plan saumon national.

Un partenariat avec l’Inra

Il est apparu très tôt qu’il fallait créer des masses critiques de compétences complémentaires en se rapprochant d’équipes spécialisées en physiologie et génétique des poissons. Et en particulier du remarquable groupe de l’Inra de Jouy-en–Josas, bientôt transféré à Rennes, dirigé par Roland Billard et regroupant Bernard Chevassus, Bernard Jalabert, Bernard Breton et Alex Fostier. Ces relations allaient donner naissance à un projet concerté des deux instituts, conçu par Yves Harache et Bernard Chevassus : se doter d’un véritable outil expérimental commun dédié à la recherche, associant une pisciculture en eau douce et une station en cages flottantes. En 1982, la nouvelle direction du Cnexo décide de clarifier les objectifs de la Sodab, puis l’Ifremer nouvellement créé valide en 1984 la décision de créer la Salmoniculture expérimentale marine Ifremer Inra (SEMII), bénéficiant d’un financement de la région Bretagne. André Fauré, du Cemagref, est recruté comme chef de projet. La station marine de Camaret, dotée de cages flottantes, entre en fonctionnement au printemps 1985 et la pisciculture du Drennec, en 1988. Parallèlement, l’Ifremer se désengage de la Sodab. L’équipe s’enrichit de plusieurs techniciens de grande qualité : Annick Leroux, Jean Yves Corre remplacé par Yvon Quémeneur, Armelle Sévère, Bruno Petton et Marc Suquet qui fera par la suite un joli parcours de chercheur.

Yves Harache consacre beaucoup de son temps à la SEMII au cours des années suivantes, aux côtés des pisciculteurs et des chercheurs de l’Inra, alors qu’au laboratoire se poursuivent les études sur la physiologie et divers aspects de l’endocrinologie des saumons, dont Gilles Bœuf est devenu le pivot. « Ce fut la concrétisation d’un véritable partenariat avec l’Inra, avec de nombreux résultats sceintifiques, débouchant quelques années plus tard sur la création de l’Unité mixte de nutrition des poissons (Brest-St Pée-sur-Nivelle). »

Dix ans trop tard ?

Mais entre temps, l’accès aux sites du littoral français est devenu de plus en plus difficile, tandis que la production de saumons progresse à vive allure en Norvège, puis en Ecosse. « Avec le recul, il est clair que la France n’aurait jamais pu rivaliser avec la Norvège, dont les eaux plus froides et moins salées qu’en Bretagne conviennent idéalement au saumon, qui dispose d’une multitude de sites faciles d’accès et qui a affiché très tôt une priorité nationale pour l’aquaculture. Mais les années perdues pour disposer d’un véritable outil de recherche, associées à la non-réussite de la Sodab, ont sans doute pesé lourd », constate Yves Harache. Ce qui l’agace un peu, c’est que si la production française paraît presque dérisoire aujourd’hui, il n’en demeure pas moins que peu de gens, dans les années 70, n’avaient d’idée précise sur les dimensions que pouvait atteindre l’aquaculture de nouvelles espèces. « Le saumon sauvage pêché dans l’Atlantique Nord représentait alors 6 à 8.000 tonnes par an ! Si on nous avait parlé de produire 2.000 tonnes par l’élevage (chiffre atteint en 2004), nous aurions trouvé ça fabuleux ! Et beaucoup de Norvégiens aussi, d’ailleurs. »

Si la pisciculture du Drennec de la SEMII est toujours en activité, la station de Camaret a fermé en 2002. Yves Harache n’en ressent pas de déception particulière, conscient que les résultats de production modestes des entreprises engagées dans la truite et le saumon, l’extrême difficulté d’accès aux sites et les faibles perspectives de nouveaux développements ne justifiaient pas le maintien d’un effort de recherche finalisé important. « On ne peut pas tout faire et c’était une décision à prendre. »

Vers le « management scientifique »

Yves Harache s’est retrouvé vers la fin des années 80 de plus en plus impliqué dans la gestion et la direction de la recherche. Il est responsable du Laboratoire poissons de Brest, puis de la Station pêche et aquaculture du centre de Brest de 1987 à 1993, regroupant les laboratoires de recherche sur la pêche et l’aquaculture de poissons et des mollusques. Il y met en œuvre l’outil du môle Sainte-Anne destiné à la reproduction de poissons marins, avec une petite unité alimentée par l’eau douce du ruisseau voisin.

L’aquaculture suscite beaucoup de curiosités et attire de multiples demandes de visites et d’exposés par les établissements d’enseignement en aquaculture. Aussi Yves Harache imagine-t-il, en 1988, une « semaine d’enseignement aquacole du centre de Brest », à laquelle toutes les écoles sont conviées. Il assure en outre à partir de 1991 la coordination de l’ensemble des « programmes poissons », regroupant les différents laboratoires d’outremer de Polynésie et de Martinique et est très actif dans le domaine de la coopération internationale

La direction du département Ressources aquacoles de l’institut ayant été transférée du siège à Nantes, il rejoint cette affectation en 1996. Le département rassemblait alors plus de 220 personnes sur 18 implantations. Une responsabilité qui l’occupe six années durant : « Ce n’était pas facile tous les jours, mais aussi passionnant, enrichissant et très instructif. Il fallait défendre les moyens de l’aquaculture, veiller à actualiser les priorités. Il était possible de s’appuyer sur beaucoup de compétences, dont deux adjoints exceptionnels de dynamisme et de loyauté : Emmanuel Thouard puis Jean-Pierre Baud. En fait, c’était simplement un vrai département…. »

Nouvelle-Calédonie : retour au terrain

Yves Harache a eu dans le cadre de ce mandat à se pencher, à la demande de Jean-François Minster, sur un dossier délicat, celui du programme de recherche sur la crevette en Nouvelle-Calédonie. Un nouveau retour en arrière s’impose, et Yves Harache l’opère volontiers. L’idée de tester l’aquaculture naissante de la crevette dans cet archipel d’Océanie remonte au début des années 70. L’équipe de la station expérimentale de Saint-Vincent, installée « dans le bush » à 80 kilomètres de Nouméa, a travaillé, avec le soutien du centre de Tahiti, pendant une dizaine d’années à mettre au point les techniques de domestication et d’élevage, pour choisir l’espèce la mieux adaptée, en l’occurrence la crevette bleue Litopenaeus Stylirostris, originaire d’Amérique centrale. Le transfert des techniques vers des opérateurs privés a pu s’opérer au début des années 80, aboutissant en deux décennies à la création d’une vingtaine d’entreprises produisant 2.400 tonnes en 2007 et créant 1.000 précieux emplois en brousse. « La production de crevettes de Nouvelle-Calédonie reste inférieure à 1 % du total mondial, mais elle constitue un enjeu important pour l’ex-territoire, devenu pays d’outre-mer. »

Malheureusement, une fois les techniques d’élevage globalement maîtrisées et transférées, la station a peiné à définir de nouveaux axes de recherche finalisée. Si bien que les deux vibrioses qui ont frappé les bassins d’élevage en 1993 et en 1997 n’ont trouvé que des réponses partielles. La question de la survie des entreprises et du maintien de la station Ifremer s’est alors sérieusement posée. Or en 1998, dans le cadre des accords de Nouméa qui ont défini un statut transitoire du pays et lancé des contrats de développement, revitaliser la filière crevette est apparu judicieux. « Pierre David, alors président de l’Ifremer, a obtenu des garanties de financement des provinces de la Nouvelle-Calédonie et de l’Etat lui permettant de s’engager à relancer et amplifier le travail de recherche. » C’est à ce stade qu’Yves Harache s’acquitte avec enthousiasme du montage d’un programme de recherche finalisée avec l’équipe locale, baptisé Défi Santé Stylirostris (DéSanS).

Donner un nouvel élan

Il est ensuite sollicité en 2002 pour conduire sur place ce grand défi, en tant que délégué de l’Ifremer en Nouvelle-Calédonie. Il évoque en termes imagés les merveilles du lagon, la forêt sèche et son bétail, la mangrove et ses moustiques, l’isolement et la débrouille, la complicité d’une équipe, passée de vingt personnes en 2000 à 36 fin 2006. Le renforcement des compétences permet de mettre en œuvre une approche systémique. Yves Harache salue entre autres le travail d’ Emmanuel Goyard à la tête du laboratoire, d’Alain Herbland pour l’animation scientifique du programme ainsi que celui de Loïc Gourmelen pour la partie administrative : « Loïc fait le boulot de trois personnes en toute sérénité ! Mais il dort peu, donc il n’a aucun mérite… Mais en fait c’est toute l’équipe qui doit être félicitée. » La conclusion majeure du programme, achevé en 2006, est que la prévention des vibrioses passe simultanément par la préservation de la qualité du milieu d’élevage et la limitation de l’intensification du système. Des critères de « confort écologique » du bassin (qualité des fonds et de l’eau) ont été développés, associés obligatoirement au besoin de « confort physiologique » de la crevette (méthodes d’élevage moins stressantes, alimentation stimulant la résistance des animaux, souches génétiquement adaptées). Des solutions dont la mise en œuvre passe par une interaction constante entre chercheurs, producteurs et décideurs. Yves Harache en est convaincu : tant que ce triangle de concertation est respecté, la crevette de Nouvelle-Calédonie saura surmonter les défis techniques de la filière ; mais son avenir dépendra aussi de sa capacité à conforter sa place sur les marchés de la crevette de qualité face à une concurrence sévère.

« Cet entretien a été l’occasion de me rappeler toute une vie de travail et la chance d’avoir bénéficié de l’expérience et du soutien d’exceptionnels formateurs ou initiateurs (Pierre Lubet, Julien Coléou, Jean-Paul Troadec, mais aussi Jean-Claude Dao) et de toujours pouvoir travailler en équipe. Ce début de carrière, c’était hier. Et je crois bien que pas un jour je n’ai regretté cet engagement ! » On sent bien que la passion est presque intacte….

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Pour en savoir plus : http://wwz.ifremer.fr/ncal/crevetticulture