Daniel Latrouite, halieute et citoyen

Par un soleil radieux, face à la mer et au fourgon qu’il a aménagé en vue de ses pérégrinations de jeune retraité, Daniel Latrouite évoque le goût qu’il a eu pour son métier, à la fois physiquement exigeant et intellectuellement stimulant. Il confie aussi sans détour sa désillusion quant à la capacité des scientifiques à endiguer la dégradation des ressources naturelles, à l’image de l’épuisement des stocks de poissons.

Si c’était à refaire, il serait vétérinaire de campagne. Un métier de terrain et de contacts qui repose sur une solide formation intellectuelle, mais qui n’impose pas de chercher des réponses à des questions de société. Car Daniel Latrouite tourne la page de l’halieutique avec une désillusion certaine. Il a le sentiment qu’une grande distance s’est creusée entre ce qu’il souhaitait faire et ce qui s’est réellement déroulé : « J’avais la conviction, en entrant dans l’halieutique, que le travail que j’allais faire contribuerait à améliorer la gestion de la pêche et la situation des pêcheurs. Or je crois que s’il n’y avait pas eu de scientifiques, cela n’aurait pas changé grand-chose. Il y a vraiment eu une dégradation de l’exploitation. » Au fil du temps, sa foi en l’utilité sociale de sa profession s’est érodée.

L'aventure en mer

Cette désillusion n’a pas empêché Daniel Latrouite d’apprécier son travail. Interrogé sur les moments forts qu’il lui a procurés, il cite en premier lieu les campagnes en mer. Dans les années 70, dans le cadre de l’évaluation des stocks de coquille Saint-Jacques, il participe à des campagnes en zone côtière, sur des navires relativement petits comme le Roselys, le Pélagia et la Thalia. « J’aimais en particulier les campagnes au mois de février, où l’on travaillait au milieu de la flottille de pêche, dans des conditions à la fois sympathiques et rudes. » Par la suite, Daniel Latrouite est amené à plusieurs reprises à organiser des campagnes de prospection des fonds. « Cet aspect de découverte m’a toujours séduit, confie-t-il. Comme en 1982, à bord de la Thalassa, alors que j’étais responsable d’une mission de prospection aux abords du plateau celtique, entre 200 et 1.000 mètres de profondeur. Quelques pêcheurs travaillaient déjà dans ce secteur, mais pour les scientifiques, il s’agissait des premières campagnes systématiques d’évaluation au chalut sur la pente continentale. » A la fin des années 90, il organise les campagnes Observhal (observation à finalité halieutique), qui l’amènent à effectuer des plongées en sous-marin entre 1.000 et 2.000 mètres. « Découvrir les fonds, découvrir les poissons et leurs comportements, voir les engins de pêche, cela restera parmi mes meilleurs souvenirs. »

Des liens avec les pêcheurs

Travailler auprès des pêcheurs lui a également beaucoup plu. Embarquant régulièrement avec eux, appréciant le travail physique, fût-il éprouvant, Daniel Latrouite a rapidement acquis « une bonne écoute parmi les pêcheurs ». Sans doute son environnement familial le préparait-il à cela ; né à Cherbourg, où il a passé les dix-huit premières années de sa vie, Daniel Latrouite a toujours été très proche de la mer et de la pêche. « Je me souviens, étant gamin, aller à la pêche à la ligne avec mon grand-père, à la pêche à pied avec mes parents. J’ai un frère, un neveu, des amis pêcheurs professionnels. » Attiré par la pêche, il n’a toutefois pas souhaité devenir lui-même pêcheur. « J’ai besoin de diversité, d’ouverture, d’équilibrer l’aspect physique et l’aspect intellectuel », explique-t-il.

Après le baccalauréat, Daniel Latrouite s’imaginait plutôt dans les eaux et forêts. Contraint par des problèmes de santé d’interrompre les classes préparatoires, il reprend des études de biologie à l’université. Apprenant incidemment l’existence de l’ISTPM, il décide de se spécialiser en halieutique et obtient en 1971 le diplôme d’études approfondies en biologie halieutique de la future Ecole nationale supérieure agronomique de Rennes, dirigé par le professeur Postel. Après un crochet par l’Institut des pêches d’Algérie, il entame une thèse sur les bryozoaires compétiteurs du naissain d'huître, qu’il abandonne en 1974 lorsqu’un poste de chercheur s’ouvre à l’ISTPM. « A cette époque, il n’était pas capital d’avoir une thèse pour faire de la recherche… »

L'enrichissement intellectuel

A son arrivée au laboratoire de La Trinité-sur-Mer, il est chargé du suivi des huîtres de Bretagne Nord en lien avec leur environnement physico-chimique. « C’était un suivi très traditionnel avec des prélèvements d’eau et des analyses chimiques peu précises. J’ai trouvé que c’était vieillot et j’étais prêt à démissionner. » Sa proposition de s’intéresser plutôt à la culture des palourdes et des pectinidés est retenue, ce qui l’amène à travailler quelques années sur la coquille Saint-Jacques et lui permet de revenir à l'halieutique. Au cours de cette période il apprécie l'influence d'Alain Laurec, « qui, toujours dans la bonne humeur, a apporté beaucoup à notre génération d’halieutes en matière de rigueur scientifique, d’outils d'analyse et de dynamique des populations ». L’évaluation des stocks de coquilles a pris de plus en plus d’importance dans son emploi du temps. « La finalité du métier d’halieute est de faire part aux pouvoirs publics et aux pêcheurs de notre diagnostic sur l'état des ressources et de nos recommandations, afin qu’ils ajustent les prélèvements et aménagent les conditions d’exploitation. C’était intéressant mais, l'expérience l'a montré, insuffisant pour améliorer efficacement et durablement la gestion des stocks », explique-t-il.

Ici entre en scène Jean-Paul Troadec, un personnage décisif aux yeux de Daniel Latrouite, qui a « posé les véritables problèmes de la régulation de la pêche. Comme d'autres, j’ai eu la chance de travailler avec lui, à l’ISTPM d’abord, à l’Ifremer ensuite, puis lorsqu’il est retourné à l’Institut de recherche pour le développement, sur les problèmes d’ajustement de la capacité de capture à la capacité de production des stocks. Il a introduit deux choses décisives à l’Ifremer : la nécessité d’étudier le lien entre le stock et le recrutement, et celle d’introduire une composante juridique et économique dans la gestion des pêches. Malheureusement, tout le monde n’a pas mesuré la chance que nous avions de côtoyer quelqu’un de cette clairvoyance. » Il est vrai que l’approche défendue par Jean-Paul Troadec n’allait pas dans le sens de la démarche halieutique traditionnelle ; si gérer les stocks sur la base de mesures techniques n'est plus une clé suffisante, compte tenu de la surcapacité de capture des flottilles, à quoi servent encore les halieutes ? « Certes, il faudra toujours quelques personnes pour évaluer les stocks, mais à côté d’elles, il est indispensable d’avoir une forte proportion d’économistes, de juristes et d'écologues », assure Daniel Latrouite.

Le passage à Brest

En 1980, Daniel Latrouite a la possibilité de prendre la responsabilité de l’antenne ISTPM de Roscoff, qui comportait une toute petite équipe halieutique. Un petit changement géographique, mais un grand changement thématique, puisqu’il s’agissait d’assurer le suivi des grands crustacés que sont les crabes, tourteaux, araignées, étrilles, le homard et les langoustes. Il s’était donc déjà rapproché de Brest lorsque s'est dessiné le rapprochement entre l’ISTPM et le Centre national pour l’exploration des océans (Cnexo). Ses supérieurs ont « amicalement tordu le bras » de Daniel Latrouite, plaisante-t-il, pour qu’il prenne la direction du laboratoire halieutique de Brest. Les réticences qu’il a manifestées tiennent au partage des compétences qui prévalait entre les deux organismes. Statutairement, l’ISTPM était en charge de l’halieutique et conseiller du gouvernement en matière de pêche, tandis que le rôle du Cnexo en matière de ressources vivantes portait essentiellement sur l'aquaculture dite nouvelle. La fusion ouvrait aux Brestois tout le champ de l’halieutique, mais Daniel Latrouite craignait que l’ancienne rivalité soit source de problèmes. « Heureusement, la rivalité entre les deux organismes ne se retrouvait pas au niveau des individus, précise-t-il. Personnellement, j’avais pas mal de copains dans l’équipe pêche du Cnexo. Mais venant de l’ISTPM, il me paraissait délicat de prendre la direction de ce laboratoire. »

Somme toute, le tournant s’est fait sans heurts. Daniel Latrouite a conservé jusqu’au bout sa spécialisation sur l’ensemble des grands crustacés, tout en contribuant au travail toujours plus diversifié pour lequel le laboratoire était sollicité. Peu à peu, l’équipe s’est trouvée impliquée dans l’aménagement des pêcheries à l’échelle de toute la Manche. « Nous sommes passés de l’évaluation des stocks à la gestion de l’ensemble des ressources, à la gestion des flottilles, en développant une approche écologique des problèmes. »

Réflexion sur la surpêche

Si, en 1984, seuls quelques stocks de poissons sont concernés par la surpêche, les halieutes prennent conscience que l’évolution technologique porte les germes d’une généralisation des cas de surexploitation. Les vingt-cinq dernières années ont été marquées par une course en avant technologique. Les engins de capture sont devenus beaucoup plus performants, de même que l’appareillage électronique des bateaux en sondeurs, sonars, ordinateurs et positionnement GPS s’est banalisé. Au final, le projet technologique a multiplié par un facteur très élevé la puissance de pêche des navires. Le rapport de l’effort de pêche à la ressource s’est profondément modifié, entraînant à la fois une grave dégradation des stocks à l’échelle internationale et un très mauvais rendement économique des flottilles, qui n’arrivaient pas à prélever suffisamment pour compenser leurs investissements techniques. Au cours de cette même période, des mesures importantes ont été prises pour tenter d’ajuster la puissance de pêche à l’état des stocks, comme l’introduction de permis de mise en exploitation, en 1982, et les plans d’orientation pluriannuels adoptés dans le cadre de la politique commune des pêches. Mais, comme le déplore Daniel Latrouite, « il est clair qu’en France, comme dans la plupart des autres pays, c’est un sport national que de contourner les recommandations de la Commission européenne. Si bien que contrairement à ce qui était recommandé, la puissance de pêche a continué à s’accroître pendant très longtemps. Cette distance entre les recommandations que nous pouvions faire, leur traduction en mesures techniques a priori pertinentes au niveau européen, et leur traduction opérationnelle dans les différents pays membres de l’Union européenne, a vraiment nui à la sérénité de notre travail et à l'émergence des questions liées à la régulation de l'accès aux ressources. Pour les acteurs scientifiques que nous sommes, pour les halieutes, cela a été assez désespérant. »

Un facilitateur

Dans la mesure où ils étaient peu épaulés par les pouvoirs publics, voire parfois désavoués par les politiques, la position des scientifiques n’était guère confortable. Ils ont parfois été pris à partie par les pêcheurs, directement touchés par des recommandations les appelant à réduire leur effort de pêche, donc leur revenu immédiat. Daniel Latrouite, pour sa part, n’a pas souvent souffert de ce genre de critiques, dont l’expression peut parfois être violente. Il trouve deux raisons à cela. La première est que, hormis les langoustes, les grands crustacés, sur lesquels il travaillait, étaient assez peu concernés par la surexploitation. La seconde raison est qu’il s’est toujours attaché à aller régulièrement en mer avec les pêcheurs, à faire du travail de terrain. « Cela me paraissait naturel. Et les pêcheurs sont toujours prêts à embarquer quelqu’un, notamment un scientifique. Certes, notre métier n’est pas d’embarquer, mais il impose de le faire assez souvent pour connaître de l’intérieur le travail des pêcheurs. Sur un plan pédagogique, c’est très fructueux, on gagne en crédibilité auprès d’eux. On est mieux placé pour faire passer un avis, qui représente généralement une contrainte supplémentaire. »

Les interlocuteurs de Daniel Latrouite dans la gestion des stocks de grands crustacés étaient à la fois locaux, régionaux et nationaux, tant pour les comités professionnels que pour les pouvoirs publics. Au niveau international, il s’agissait principalement de contacts scientifiques, en particulier au sein des groupes de travail du Conseil international pour l’exploitation de la mer, le Ciem. Mais Daniel Latrouite ne s’est jamais considéré comme un grand concepteur. En revanche, il estime avoir joué « un rôle assez important dans l’encadrement de la pêche, par exemple via la création d’une licence de pêche aux crustacés, qui n’existait pas auparavant, puis en contribuant à faire adopter par les pêcheurs eux-mêmes une limitation du nombre de casiers, avec un système de marquage ». Evidemment, faire accepter ce type de pratiques prend du temps, des années même. « Il faut discuter, inviter les professionnels à réfléchir ensemble, et profiter des opportunités. » Et Daniel Latrouite d’évoquer un épisode survenu à Saint-Malo, où un pêcheur s’était mis à multiplier le nombre d’engins avec lesquels il travaillait. « Il avait quatre fois plus de casiers que les autres, c’était l’affolement. Or il avait parfaitement le droit de le faire ! C’était une excellente occasion pour inciter l’ensemble des pêcheurs à réfléchir à la manière de contrôler l’effort de pêche. »

Vie associative

Tout en s’attribuant ainsi quelques contributions utiles, Daniel Latrouite reste très sceptique quant à la capacité des halieutes à améliorer la gestion des pêcheries. Peut-être est-ce pour mieux combler ce besoin d’utilité sociale qu’il s’est engagé dans la vie associative. En tant que citoyen, jamais en tant que scientifique. Soucieux de faire progresser la gestion durable des ressources naturelles, il milite dans des associations locales qui se préoccupent de pollution d'environnement, d’ornithologie ou de droit des consommateurs. Convaincu de la nécessité de répartir plus équitablement les richesses, il est également membre d’Attac, dont il dit « partager un certain nombre d’analyses ». Mais il donne l’impression de ne pas y croire vraiment. Comme s’il avait besoin d’investir son énergie, même en doutant de l’efficacité de son investissement.

Ce bilan en demi-teinte désormais dressé, Daniel Latrouite tourne la page de l’halieutique. Il s’apprête à satisfaire sa curiosité, à découvrir d’autres horizons. Tout en gardant des relations privilégiées avec la mer et les personnes qui ont marqué sa carrière professionnelle.

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