Yves Désaunay, le militant des estuaires

  Direct et rouspéteur, Yves Désaunay évoque à l’envi les moments en mer, le mystère de l’anguille, les bagarres avec les aménageurs « bétonneurs », les évolutions de l’institut. Le métier d’halieute « lui colle aux pattes ».

Rien ne le destinait à la mer. Comme beaucoup d’autres, il doit sa passion pour l’halieutique à Emile Postel, dont il a suivi l’enseignement en DEA de biologie océanographique à Rennes. « Une révélation. Il voulait faire l’équivalent de l’agronomie appliquée aux pêches, il a introduit le concept d’halieute », explique Yves Désaunay, emballé par la vision moderne du grand professeur, qui faisait la part belle aux applications pratiques. De l’aménagement d’estuaires aux nourriceries de soles, en passant par les algues et l’anguille, il gardera tout au long de sa carrière ce souci du terrain et de l’expérimentation grandeur nature.

Un profil technique

Déterminé sans doute à être rapidement indépendant, lycéen « assez flemmard », Yves Désaunay s’était inscrit dans une école de techniciens supérieurs. Opposition catégorique de son père, pour qui l’université était « la voie obligatoire pour être sérieux dans la vie ». Va pour l’université, donc, mais en science plutôt qu’en médecine, quoique les cours de biochimie, où l’enseignant décortiquait les mécanismes biochimiques appliqués à la santé humaine, l’aient également captivé. La rencontre avec Emile Postel s’est avérée déterminante. Il est devenu d’autant plus assidu qu’il s’était marié et avait « déjà charge de famille ». A la fin de ses études, dans l’obligation de faire son service militaire tout en gagnant sa vie, il part comme coopérant technique en Algérie. « Nous étions trois du DEA, Daniel Latrouite, Joël Lorec et moi. Nous aurions pu rester à la fin du service, mais c’était trop risqué sur le plan professionnel. »

L’ISTPM et le Boulonnais

Rentré en France en 1972, Yves Désaunay s’est adressé à l’Institut scientifique et technique des pêches maritimes (ISTPM). « A l’époque, il y avait de la place partout. Il suffisait d’écrire une lettre polie au directeur pour être pris ! » Les organismes publics pratiquaient alors des contrats à durée déterminée qui taisaient leur nom. Le premier contrat d’Yves Désaunay, financé par l’Institution Interdépartementale Nord- Pas-de-Calais, le conduisit deux ans à Boulogne-sur-Mer. « J’y ai fait une chose intéressante : l’étude des effets d’un aménagement d’estuaire, ce qui, aujourd’hui, s’appellerait étude d’impacts. » Quelles conséquences la construction d’un barrage estuarien entraînerait-elle sur le fonctionnement de l’estuaire et la pêcherie de crevettes grises? « Au vu des résultats de l’étude, le directeur de l’institut ne pouvait faire autrement que donner un avis négatif. Ce dont il n’avait pas du tout l’habitude ! », s’amuse Yves Désaunay. Il a pris un malin plaisir à démonter la contre-expertise commandée à « un grand professeur de Nice en souliers vernis » par un maire furieux de voir le projet enterré. « Et pour de bon, car l’estuaire est toujours là ! La crevette grise a souffert, mais d’autre chose… »

Le biologiste face à l’ingénieur

L’impact sur l’environnement de l’extraction de granulat à des fins industrielles est un sujet récurrent du parcours d’Yves Désaunay. Le sujet intéressait non seulement l’ISTPM, mais aussi le Centre national pour l’exploitation des océans (Cnexo), chargé d’évaluer les ressources de granulat exploitables dans la zone côtière française. Des ressources au demeurant gigantesques. Quant à l’ISTPM, il devait estimer les contraintes en termes de pêche. Yves Désaunay s’est concentré sur la baie de Seine, autour d’un site d’extraction dit expérimental. « En réalité, c’était de la production industrielle. Notre rôle était de dresser l’inventaire des ressources de pêche à partir d’enquêtes de terrain. Nous avons formalisé ce que tout le monde savait : que certains habitats sont plus productifs que d’autres et qu’il ne faut pas exploiter n’importe où. » Trente ans après, aucune solution satisfaisante n’a cependant été trouvée. Yves Désaunay l’explique en grande partie par le décalage des biologistes des pêches par rapport à l’ingénieur industriel. « Par comparaison avec son homologue continental, le biologiste marin évolue dans un monde masqué très difficile à bien appréhender, bien décrire, bien quantifier. Il parle de bêtes qui portent un nom latin, dont certaines sont comestibles, d’autres pas, ça dépend des âges et des marchés, il parle de pêcheurs dont on ne sait pas trop ce qu’ils pêchent. Et en face se trouvent des aménageurs, des promoteurs qui disent nous voulons tant de mètres de quai, un chenal de tant de profondeur, ça fera tant de mètres cube, ça durera tant d’années, ça créera tant d’emplois, voici le devis. L’halieutique, par contraste, c’est de la poésie ! » C’est une illustration de la question encore non résolue de l’estimation des services rendus par la nature.

Faire de l’expérimental

Comment alors franchir le pas de l’ingénierie écologique ? L’expérimental grandeur nature serait la solution. « Nous n’en faisons pas, hormis l’aquaculture. Nous avons besoin de tester les effets d’une mesure en grandeur réelle, pour faire le bilan en termes de productivité, de modification d’habitat, de conflits d’usage. » Ce sont des démarches de recherche, mais de nature très appliquée. Or Yves Désaunay constate que l’évolution de l’Ifremer ne va pas dans ce sens. « La recherche y a connu une fondamentalisation, une théorisation, avec notamment ce mal nécessaire qu’est la modélisation. » Tout en reconnaissant que ce mouvement a entraîné une forte élévation du niveau scientifique de l’institut, il déplore une déconnexion des réalités. « Nous souffrons toujours de notre maladie originelle : le manque de techniciens supérieurs en halieutique. Quelque cinq chercheurs pour un technicien, quand c’est le rapport inverse qu’il faudrait avoir ! » Un déséquilibre qui a permis à Yves Désaunay, comme à bien d’autres halieutes, d’être très souvent en mer à mesurer des poissons et extraire des otolithes, à sa grande satisfaction. « J’ai choisi ce métier pour voir la mer, les pêcheurs et les poissons », résume-t-il. Il doit également au manque de techniciens d’avoir vécu « un mois de rêve à Djibouti ». En juillet 1976, il était statutairement intégré depuis plus d’un an comme chercheur à l’ISTPM, sur un poste d’algologie à Nantes. Voilà qu’un projet d’implantation d’une structure de culture d’ Euchema spinosum se monte à Djibouti. « Un travail de contremaître, aucun intérêt scientifique. En revanche, c’était superbe en tant que dépaysement !

Décrire les pêches côtières…

A partir de 1977, Yves Désaunay prend la responsabilité d’un nouveau laboratoire du centre ISTPM de Nantes, dénommé d’abord « RHL, ressources halieutiques littorales », suite logique de son travail autour de l’aménagement d’estuaires. L’appellation variera fréquemment par la suite, allant vers plus d’écologie puis plus de modélisation, mais la thématique centrale restera la même, celle des écosystèmes côtiers. Deux éléments ont dominé l’activité du laboratoire : les pêches côtières et les habitats essentiels. Chronologiquement, le premier est la description de l’importance économique et sociale des pêches côtières et estuariennes, qui étaient très mal connues. « Ce sont des pêches très disséminées, les captures ne sont pas enregistrées en criée », explique Yves Désaunay. A côté des enquêtes à la façon des Affaires maritimes sur les flottilles et leurs activités, son équipe a organisé des campagnes de prospection des ressources dans toutes les baies et estuaires, de la baie de Seine au pays Basque. « Une époque extraordinaire. Nous passions des mois en mer, par tous les temps, sur le Roselys, qui était un bouchon infâme, le Pelagia ou le Gwen Drez. Nous étions pleins de feu, les équipages aussi. Ils venaient directement de la pêche. »

… et estuariennes

Les pêches estuariennes sont particulièrement difficiles à appréhender. Ciblant les poissons migrateurs, elles sont donc saisonnières. Elles sont opérées à la fois par des professionnels de la pêche côtière et par des professionnels fluviaux. Les premiers dépendent du ministère chargé de la pêche, les seconds du ministère de l’Environnement, qui poursuivent des objectifs totalement différents. « Nous avons passé des journées sur des textes de loi, au ministère, à essayer d’harmoniser les pêches en estuaire ! » L’évaluation technique, sociale et économique des pêcheries estuariennes a sérieusement progressé à la faveur du travail mené par Yves Désaunay et ses collègues, notamment Daniel Guérault et Patrick Prouzet.

Insaisissable anguille

Ils se sont en particulier beaucoup intéressés à la civelle, l’alevin de l’anguille, poisson phare sur le plan financier des pêches estuariennes. Sur le littoral atlantique, elle représente environ 40 % du revenu de la pêche, alors même que le niveau de la ressource est historiquement bas. Une thématique qui n’a guère été soutenue par les responsables scientifiques de l’ISTPM puis de l’Ifremer. « L’importance économique de l’anguille était complètement sous-estimée, faute de statistiques. Et c’est une espèce qui échappe à tous les modèles biologiques. Elle ne rentre dans aucune case. Le niveau de la ressource n’est pas commandé en premier chef par l’effort de pêche, mais par ce qui arrive à l’animal dans son cycle entre la mer des Sargasses et la face continentale. Certains nous ont clairement demandé de laisser tomber, de laisser ça aux gens de l’eau douce. Si un poisson qui traverse l’Atlantique deux fois dans sa vie n’est pas un peu marin… », se moque Yves Désaunay. Une coopération entre équipes de recherche de différents organismes a tout de même pu être mise en place en 1984 : le Groupe national anguille, relayé au début des années 90 par un Groupement d’intérêt scientifique pour le suivi des amphihalins migrateurs (Grisam), une structure nationale privée de véritables moyens. La civelle a fait vivre à Yves Désaunay une jolie aventure scientifique. En 1995, à la faveur des campagnes Evohé, des larves d’anguille sont capturées et maintenues en vivier. Un double marquage otolithaire permet de conforter l’hypothèse d’une migration transocéanique inférieure à un an, alors que la communauté scientifique internationale tenait pour acquis qu’elle durait trois ans. « C’est un de ces mythes scientifiques, qui n’a jamais été validé. Et qui dure encore, parce que malheureusement nos travaux à nous n’ont pas été publiés. J’avais prévu d’aller présenter nos résultats à une conférence, mais mon responsable m’a dit que j’avais autre chose à faire… », déplore Yves Désaunay.

La sole et les habitats essentiels

C’était d’ailleurs vrai. En même temps qu’il étudiait « ce bestiau extraordinaire » qu’est l’anguille, il s’occupait de la sole. « La moitié de ma carrière », prévient-il. « C’est comme l’extraction de granulat et la civelle, quand on y a touché on ne peut jamais s’en défaire. » La sole est l’espèce emblématique des zones de croissance des juvéniles. Il s’agit d’un stock fragile, dont les nourriceries sont localisées dans des secteurs très affectés par les autres usages de la côte. Durant toutes les années où Yves Désaunay a étudié la sole, il n’a cessé de plaider pour qu’un statut juridique clair soit accordé aux « habitats sensibles » que sont les nourriceries. « Nous en savons assez depuis le début du XXe siècle pour définir les secteurs à protéger. Un rapport de l’Office des pêches, le prédécesseur de l’ISTPM, datant de 1935, propose le bornage de ce qui s’appelait alors les nurseries. Or nous n’avons toujours pas d’outil juridique à opposer, par exemple à un aménagement industriel qui aurait pour effet d’assécher une vasière côtière ! » se fâche-t-il. La parade consiste à demander la protection de la vasière par le biais d’une des deux directives européennes destinées à protéger les oiseaux, dans la mesure où ceux-ci exploitent souvent les mêmes milieux que les poissons juvéniles. « C’est ce qui bloque depuis des années le fameux projet ‘Donges est’ du port autonome de Saint-Nazaire : c’est la directive oiseaux qui permet de défendre les poissons, mais les nourriceries, personne ne veut en entendre parler. »

Et les pêcheurs ?

Si Yves Désaunay a un regret, c’est de ne pas avoir été suffisamment en contact avec les pêcheurs. « Nantes est beaucoup trop loin de la mer pour cela », regrette-t-il. Bien sûr, il les a côtoyés lors des campagnes d’évaluation de stocks et de description de flottilles, il a embarqué sur des bateaux de pêche, mais pas autant que s’il avait été accueilli dans un laboratoire côtier. Or le travail qui s’y faisait alors ne l’attirait pas : « C’est de la routine, avec les échantillonnages de criée, les lectures d’otolithes, l’alimentation de modèles classiques, la moulinette au Conseil international pour l’exploration de la mer. C’est de la démographie, il n’y a jamais d’éléments nouveaux. Moi je voulais trouver des informations écologiques nouvelles ! »

Un rêve vécu

Pour cela, l’Ifremer dispose des moyens d’observation formidables que sont les sous-marins. Une campagne avec la Cyana, en 1996, une autre avec le Nautile, en 1998, ont offert à Yves Désaunay l’occasion de vivre un rêve. Il s’agissait des opérations Observhal (pour Observation à finalité halieutique), dirigées par Daniel Latrouite, au large des côtes bretonnes. La visualisation des engins de pêche en opération a donné lieu à des plongées mémorables sur des filets à merlu et des casiers à tourteaux. La prospection des stocks d’empereur s’est également avérée une belle aventure : l’équipe de Hervé Troadec avait réussi « avec des techniques de bricolage, à capturer des empereurs, les mettre dans des cages, les anesthésier. C’était de la découverte. Finalement, j’aurais dû faire environnement profond ! » Yves Désaunay avoue se sentir un peu frustré de ne pas avoir plongé davantage. Mais les anciens de l’ISTPM semblent avoir souffert « d’une espèce de complexe d’infériorité : nous n’osions même pas imaginer que nous pouvions utiliser les submersibles pour faire de l’observation pour la biologie des pêches. C’était un domaine réservé », confie-t-il.

Une mission à défendre

Au final, Yves Désaunay estime que l’institut ne porte pas assez sa mission de protection des ressources et des activités halieutiques contre différents usages concurrents. Contre l’artificialisation des côtes, les endiguements de rives estuariennes, certains dragages en zones littorale, les pollutions « invisibles », mais aussi contre certaines pratiques de pêche. Exploiter intelligemment mais continuer à exploiter. « Actuellement, certains politiques accepteraient volontiers de supprimer la pêche. Quand une pêcherie disparaît, c’est tout un savoir-faire qui disparaît aussi. Avec plein de choses qui ne s’apprennent pas dans les écoles. » Défendre cette mission peut signifier pour lui de refuser de développer des études supplémentaires quand les avis solidement argumentés donnés par les scientifiques ne sont pas pris en compte. Au risque de rater des « recettes ». « Dresser des constats d’huissier, cela suffit ! Il faut être beaucoup plus militant. »

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